C’est sur une place familiale et tranquille de Lyon, à deux pas de l’Institut Lumière, que nous rencontrons Loïc Merle en plein été indien, dans un contexte bien plus calme que celui qu’il décrit dans son premier roman, "L’Esprit de l’ivresse". Inspiré par les émeutes de 2005 à Clichy-sous-Bois, il écrit une fiction où la mort - accidentelle ou non - d’un vieil homme fait s’enflammer la cité des Iris et mène à la révolution.
Interview. Propos recueillis par Nadja Pobel
L'Esprit de l'ivresse a été ouvertement inspiré par les émeutes en banlieue de 2005. Est-ce cet événement qui vous a donné l'envie d'écrire ou est-ce antérieur ?
Loic Merle : C’est toujours un sujet qui amène à écrire. J’avais envie d’écrire avant mais cet événement a été le déclencheur de quelque chose d’un peu construit, qui dépasse une page. Avant j’écrivais plutôt de la poésie. L’objet est moins important. Ca peut être plus éphémère, volatile. Là j’ai pu construire un roman.
Vous viviez en Allemagne quand vous avez rédigé ce livre. Est-ce qu’il vous fallait cette distance (géographique) pour écrire ?
Je n’ai pas eu l’idée d’écrire dessus tout de suite car ça ne m’est arrivé directement, j’étais plus témoin ou spectateur. Ca paraît difficile d’écrire tout de suite dessus, surtout dans un contexte médiatique où on dit beaucoup de choses, avec beaucoup de brouhaha. À l’étranger, avec la distance, le sujet s’est imposé à moi. Ca a continué à me poser question. On peut le comprendre intellectuellement parlant mais c’est autre chose de le ressentir, et je voulais mettre des mots sur ces sensations que j’avais eues.
D’un fait très réel et très commenté, vous faites une fiction. Là encore, vous aviez besoin de la distance de la fiction pour appréhender ce fait-là ?
La réalité/fiction n’est pas une opposition pour moi. Je pense que la fiction est une continuité, elle crée un autre monde qui n’existe pas forcément. Si la fiction n’est pas en continuité avec la réalité, elle n’a d’intérêt pour personne. Et c’est autre chose d’écrire à l’étranger car il y a un autre rapport à langue tout bête. La langue allemande est construite de manière très différente de la langue française donc il n’y a pas de passerelle immédiate. De plus, j’étais assez isolé, dans un coin de l’Allemagne qui n’attirait pas mes amis. Cet isolement pousse au travail.
Votre roman a une forme romanesque avec des phrases amples, longues, peu de chapitres ou paragraphes, des enjambements… On a vite le sentiment d’être sous le gaz lacrymogène. Vous souhaitiez donner une belle langue à des faits très abrupts et difficiles ?
On écrit comme on écrit. Il ne faudrait pas que les lecteurs s’imaginent qu’on fait exprès d’avoir telle ou telle langue. Bien sûr on peut se dire qu’on va édulcorer son écriture pour être plus accessible mais la plupart des personnages dont je parle n’ont pas beaucoup de pouvoir, ils ne sont pas connus, ils sont un peu ballottés par les événements. Je ne vois pas pourquoi on en parlerait avec une langue pauvre. Moi j’aime bien donner tout ce que je peux à des personnages. Je ne vois pas pourquoi on parlerait des gens pauvres avec une langue pauvre.
Vous cherchiez à leur redonner leur dignité ?
Non, car comme dans la vie quotidienne, on peut être avec des gens plus ou moins riches ou socialement dotés, on se rend compte qu’on n’a pas de dignité à leur redonner, c’est une question de regard. La dignité ils l’ont ou ils ne l’ont pas mais ce n’est pas moi qui vais décerner des bonnes notes ou des mauvaises notes. C’est vraiment une histoire d’éclairage. Si on prend le champ de la littérature française : quel roman parle d’émeutes ? Il n’y en pas énormément. Peut-être dans la littérature du XIXe, qui pouvait être très émeutière ou révolutionnaire avec Hugo, Flaubert, qui ont des scènes de ce genre, mais aujourd’hui ça n’intéresse plus personne. Moi je voulais proposer un éclairage là-dessus. Il n'y a plus de scènes de grèves dans la littérature française, c’est devenu des scènes de genre, mais les émeutes n’y sont pas. Or, à mon sens, ce n’est pas nouveau, c’est cyclique, et il faut bien que quelqu’un prenne en charge ça aussi. Je ne suis pas un spécialiste de la littérature française mais, à mon sens, il y avait un déficit de ce côté-là. C’est exactement le même résonnement que j’ai tenu pour la figure du Président. Il y a très peu de figures de Président dans la littérature française car il y a cet axiome qui dit que la politique est sale et qu’elle n’a rien à faire dans un roman.
On pense au film L’Exercice de l’Etat en vous lisant. On voit comment la vie intime de l’homme de pouvoir interfère avec ses fonctions.
On m’a dit parfois que j’avais fait un roman sur la violence mais c’est faux. C’est un roman sur le pouvoir, sur les pouvoirs qu’on peut avoir ou qu’on n’a pas, qu’on lâche ou qu’on remet dans les mains d’un seul homme. Mais comment on peut penser que ce n’est pas inhumain de remettre autant de pouvoir dans les mains d’un seul homme ou, plus rarement d’une seule femme ? La violence découle de ce pouvoir-là ou du pouvoir qu’on n’a pas, du fait de se sentir impuissant à changer quoi que ce soit donc parfois certains brûlent une voiture...
Vous montrez d’ailleurs que la révolution tient à très peu de choses. Les grandes actions des grands hommes se composent de leurs petites et grandes blessures intimes.
C’est un mélange. Quelle différence y’a-t-il entre votre corps et le corps de l’Etat, entre votre esprit et l’esprit de l’Etat ? C’est très difficile à déterminer. Et plus vous restez au pouvoir longtemps, plus c’est difficile de faire la part des choses.
C’est pour ça que votre Président prend la fuite ? Parce qu’il n’a pas anticipé, qu’il ne sait pas quoi répondre ?
Oui mais c’est précisément le sens de la crise. On m’a dit que ça pouvait être naïf mais le problème est que les gens qui font ce genre de commentaires ne s’aperçoivent pas qu’une crise c’est juste l’inattendu qui déboule dans un quotidien où tout est balisé, où tout est sous contrôle mais le problème est que ça va arriver un jour ou l’autre. Toute personne qui a étudié la science politique sait que ça va arriver, que d’un coup, on se retrouve avec des effondrements de l’Etat qu’on n’a pas prévu parce qu’on ne savait pas que c’était miné de part en part. Si la légitimité du pouvoir ou du Président se réduit à une toute petite place, que plus personne ne les reconnait, alors il suffit de pas grand-chose pour que tout bascule et qu’un Président prenne la fuite parce qu’il a peur, qu’il évalue mal la situation, qu’il est mal conseillé…
On compare souvent cette action dans votre livre à la "Fuite de Varennes" mais, il y a deux ans, Ben Ali, tout despote qu’il était, est devenu tout petit et a pris la fuite quand le pays basculait.
Je n’ai pas pensé à Ben Ali car j’étais en train de finaliser le livre à ce moment-là. Pour le dire clairement les émeutes de 2005 se sont arrêtées parce que les gens ont décidé d’arrêter, ne savaient plus quoi faire d’autre. Or il y a de nombreux témoignages qui montrent que les gens ont regretté de ne pas avoir organisé une marche dans les centres des grandes villes. J’ai découvert ça après avoir écrit ces scènes-là. Il se trouve qu’à partir du moment où on décide de faire quelque chose d’inattendu, il va y avoir une crise, quelque chose ne va plus marcher. Et si quelqu’un un peu enfermé dans son palais ou son pouvoir voit ça de très loin, il peut paniquer alors que il n’y a aucune raison a priori, il n’est pas menacé physiquement mais il sent que le sol se dérobe sous ses pieds. Quel consentement donne-t-on au pouvoir ? Avec le Président actuel dans la situation actuelle on voit bien que ce n’est pas parce qu’on a voté pour quelqu’un qu’on ne le conteste pas quinze jours après. Donc cette situation d’émeute ne me parait pas invraisemblable. Vraiment. Et ça d’autant plus qu’on considère que les gens qui mènent ces actions dans le roman sont des gens des banlieues donc des sauvages. Plus il y a de clichés sur les gens, plus on s’éloigne d’une connaissance quelconque et plus on en a peur. Plus on en a peur, plus on risque de faire des choses motivées par la panique.
Dans votre roman, il se passe quelque chose, le mouvement révolutionnaire se met en marche. C’est votre manière de combler le silence qui s’est imposé dans la réalité ?
Ces émeutes sont passées comme un rêve. Là on en parle encore cycliquement par rapport à des comptes-rendus de justice ou pour Zyed et Bouna, mais un silence s’est installé. Personne n’a assumé ces émeutes. Mais quelque chose s’est produit et ce n’est pas parce qu’on le refuse que c’est une réalité qu’on peut mettre sous le tapis. Un silence s’est installé mais il était sous-tendu par des tas de choses. Une fois qu’on a participé à des émeutes, qu’on se soit fait pincer ou pas, quelque chose dans votre vie a changé. On en parle comme on veut, on a l’avis qu’on veut dessus mais on ne peut pas faire comme si c’était normal.
Quand on vous entend parler, on pourrait se dire que vous avez écrit un livre sociologique voire historique. Or ce n’est pas du tout ça. Comment avez-vous choisi vos personnages ?
Le genre romanesque est très bâtard et c’est ce qui me plait. On peut ajouter des tas de choses qui vont s’amalgamer plus ou moins bien. Le personnage central de Clara m’est venu car je voulais parler d’une jeune fille d’aujourd’hui, de vingt ans, qui traîne dans la rue, savoir ce qu’elle pense. Juste parler de ça, simplement. Le Président était important en miroir des émeutes. C’est un personnage qui souvent n’existe pas. On ne s’en préoccupe pas ou on espère qu’il n’ait pas trop d’influence pour qu’on continue à mener nos petites vies dans notre coin mais la vérité est que c’est un personnage qui est dans nos vies qu’on le veuille ou non, dont on entend parler, dont on connaît le nom, qu’on ait voté pour lui ou non. À quoi correspond ce pouvoir de pénétrer toutes les vies ?
Vous auriez pu choisir de rester dans la banlieue des Iris. Avec ce personnage, vous décalez géographiquement le lecteur, c’est une autre sphère.
Sur une crise c’est intéressant de voir les tenants et les aboutissants. On m’a taxé de naïveté avec ce personnage mais la naïveté est de ne pas s’en préoccuper, c’est de penser qu’on peut faire des émeutes ou des petits mouvements politiques dans notre coin, que les personnages peuvent faire ce qu’ils veulent sans que quelqu’un à l’autre bout de la chaîne ne s’en préoccupe. Ce n’est pas vrai, alors allons voir les réactions de ce personnage-là. Je ne voulais pas traiter la banlieue comme un lieu particulier même si c’est un lieu particulier. Il y a des parallèles entre la figure du monsieur Chalaoui (celui qui meurt au début du livre,NdlR) et le Président. Ils ont le même âge. L’histoire n’appartient pas qu’aux grands hommes. Elle peut appartenir à un vieux de banlieue de soixante-trois ans.
Vous montrer aussi que la révolution, qu’on théorise beaucoup, est avant du tout de l’ «anxiété nouvelle», qu’on voit le basculement rétrospectivement.
Oui, c’est un des moteurs romanesques. On attend le changement et en même temps, on ne peut pas le précipiter. Je parle du vrai changement, pas de celui qu’on nous vend de manière publicitaire ou politique. Mais le vrai changement opère lorsqu’on bascule d’une société à l’autre. Après on constate, on réfléchit dessus, on le nie ou pas. Tout le monde s’accorde pour dire qu’on a basculé dans autre chose après le 11-Septembre. Je ne crois pas que c’était prévisible. Tout comme ces trois semaines qui ont enflammé la France entière. Pareil pour la révolution. Et c’est mieux si on ne joue pas à l’avant-garde du prolétariat en disant «Nous on va vous expliquer comment ça va se passer». C’est mieux si les gens se prennent en main ou pas.
Vous parlez des détrousseurs qui profitent de la Révolution en pillant des magasins et vous pointez une certaine catégorie sociale, des gens qui sont peut-être banquiers aujourd’hui.
C’est difficile de s’abstraire du roman. Dans le livre, je voulais montrer que n’importe qui peut être poussé au pillage dès lors qu’il ressent un manque même si ce manque est le plus ridicule du monde, et que le contre-révolutionnaire d’aujourd’hui peut devenir le révolutionnaire de demain. Ou l’inverse. Et que le changement, c’est ça : ça brasse les positions, les situations. La révolution est un mélange des choses. Est-ce que ça va finir mal ? Sûrement. Est-ce que c’est un mal nécessaire ? Oui.
Vous le craignez ?
Je n’ai rien à craindre spécialement.
Une situation qui s’enflamme fait des dégâts collatéraux...
Oui mais tout a un prix.. Dès que vous achetiez quelque chose, ça a un prix. Est-ce que ça vaut le coup ? Je ne vais pas décider de ce qui vaut le coup ou pas. Ce n’est pas à vous, ni à moi, ni a personne de décider individuellement de ça. C’est très important de restituer une dimension collective aux choses. Est-ce qu’il vaut mieux tous fonder un parti, participer à des élections plutôt que d’aller investir la rue ? Je ne sais pas, je n’ai pas de réponse à ça.
Ca peut être les mêmes.
En tant que romancier, je n’ai pas à répondre à ça. Je ne suis pas spécialiste. J’ai été dans le milieu politique et j’ai tellement entendu des gens se prendre pour Lénine ou Mao… ou de Gaulle. On se portera tous mieux si on prend en charge collectivement plus de choses.
Mais votre livre montre que c’est par des initiatives personnelles que les choses avancent, sans attendre de se reposer sur une figure tutélaire. Ce n’est pas une masse informe. C’est Clara…
La masse n’existe pas, comme la foule. Ce sont des choses qu’on invente quand on n’en fait pas partie ou qu’on est jaloux des gens qui habitent en banlieue – ça existe – par rapport à une certaine solidarité. Et en même temps, ils veulent être individualistes dans leur petit coin mais aimeraient bien qu’on se parle entre voisins. Mais on ne peut pas tout avoir. La solidarité, le fait que dans certains endroits, à la périphérie, les gens soient plus soudés pour des bonnes ou des mauvais raisons, a un prix. C’est ce que je voulais montrer sans dire si c’est bien ou mal. Mais est-ce que ça vaut le coup de le payer ? Est-ce qu’on est dans un système tout bloqué où quel que soit votre mérite vous ne pouvez pas prétendre accéder à certaines responsabilités ou certains postes parce que ce n’est pas comme ça que ça marche ? Est-ce qu’on peut faire progresser ça ? Ou est-ce que tout est bloqué et mènera à une crise ?
Pour autant vous faites un exercice très solitaire. Vous être écrivain...
Je n’ai pas dit que ce n’était pas paradoxal mais plutôt que de cacher cette ambigüité-là entre la solitude de l’écriture et le fait d’avoir envie de participer à quelque chose de plus collectif, j’ai choisi d’en faire un moteur. Un de mes propos est de montrer l’ambiguïté entre individuel et collectif. Comment c’est possible. C’est une ambiguïté très contemporaine.
C’est votre premier roman mais surtout un roman que vous avez voulu comme «le plus beau du monde»...
Oui mais je ne comprends pas que ce ne soit pas la norme, qu’on puisse faire un premier roman simplement pour faire le deuxième, le troisième, et en disant «Je vais faire carrière là-dedans». Je ne sais pas si je voulais faire un roman ambitieux mais je voulais faire un roman honnête, et l’honnête implique de ne pas garder de la réserve, quitte à aller à rebours de la tendance contemporaine qui est de faire des livres de 150 pages écrits très gros. Ce n’est pas mon premier roman, c’est MON roman. Je n’avais pas l’ambition d’écrire un premier roman pour poser mes jalons. C’est quand même incroyable de voir cette règle non-écrite qui dit qu’il fait attendre neuf romans pour avoir le Goncourt. C’est long. Mais écrire me prend du temps, de l’énergie, de la disponibilité d’esprit. Ca me prend tout ce que j’ai. Je m’y prends mal sûrement ! Mais je ne comprends pas que ça puisse ne pas tout prendre.
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