Pour saluer Jacques Réda, qui vient de disparaître à 95 ans, reprise de l'article que je lui avais consacré sur ce même blog en décembre 2013, lors de l'attribution du prix Kowalski dont il venait d'être le lauréat.
Le prix Roger Kowalski-Grand prix de la Ville de Lyon, le plus doté dans sa catégorie, a été attribué ce mardi 10 décembre 2013 à Jacques Réda dont le nom rejoint donc, au sein d'un riche palmarès, ceux de Philippe Delaveau (2012), d'Yves Bonnefoy (2011), de Jean-Claude Pirotte (2008) ou de William Cliff (2007).
Né en 1928 à Lunéville, Réda s'est fait connaître vers la quarantaine avec Amen, chez Gallimard (1968), suave expression d'un "lyrisme ordinaire", à quoi se sont ajoutés quelque soixante-dix titres - parmi lesquels Les Ruines de Paris (Gallimard, 1977), L'Herbe des talus (id., 1984), Le Sens de la marche (id., 90) ou Ponts flottants (id., 2006) - mêlant vers et proses, récits de flâneries en solex et de déambulations pédestres, arpentages de Paris et remontées aux sources des rivières, odes aux grands aînés nomades et aux jazzmen frères.
Bougonneux comme une contrebasse et remâcheur de vers de quatorze pieds, celui que l'on a l'habitude d'inscrire dans le sillage de Fargue, de Follain et de Cingria fut également le successeur de Georges Lambrichs à la rédaction en chef de la Nouvelle revue française dont nous sommes quelques-uns à ne pas avoir oublié les sommaires, entre 1987 et 1995. Membre du comité de lecture de la maison Gallimard, celle-ci a tout naturellement publié la majeure partie de son oeuvre, ce qui n'a toutefois jamais empêché l'adepte des chemins détournés de confier ailleurs des manuscrits souvent un peu plus "décalés", que ce soit chez Verdier, chez Théodore Balmoral, au Temps qu'il fait et chez Fata Morgana (1) d'où les critiques recevaient les services de presse rehaussés d'un malicieux carton portant l'"Hommage de l'auteur absent de Montpellier".
C'est d'ailleurs, précisément, pour un ouvrage paru à cette enseigne languedocienne que Jacques Réda a été récompensé par le jury du prix Kowalski. Drôle d'opus, à la vérité, que ce Prose et rimes de l'amour menti, sorti simultanément avec un Petit lexique amoureux. Dans un registre qu'on ne lui connaissait pas vraiment, celui des élans syncopés du cœur, le "vieux volcan maussade (...) sorti de sa léthargie" tient une sorte de chronique de ses émois tardifs. Au détour de quelques métaphores cupidonesques, vinicoles ou fluviales (là où cogne parfois "le ressac du possible"), Réda, embarqué dans ce qui fait songer à un vaudeville entrecoupé de voix-off aux sonorités blues, apparaît tout à coup sous nos yeux comme le marcheur désenchanté accueillant "la folle au pas léger qui danse", le flâneur de l'île qui opte in fine pour les transports affectifs, l'incarnation d'une certaine pesanteur existentielle soudain en proie à l'attraction universelle. Et qu'importe si l'éphémère "danseuse" croisée n'a finalement offert qu'"une espèce de strapontin" à l'égaré qui précédemment s'en allait "au bras d'une mélancolie", il s'agit bien là d'un "moment qui ne pourra jamais être achevé", définition, parmi d'autres, qui sait, de la poésie. "Tout recommence sans arrêt comme si, à chaque reprise, le commencement avait raté son entrée en scène et remettait ça avec l'obstination d'un vieux cabot" (p. 45).
Rarement, en tout cas, ce fumeur de "Bovary sans filtres" qu'est Jacques Réda aura, non sans quelque habile duplicité d'expression, aussi judicieusement associé volutes lexicales et toussotements intimistes, physique et métaphysique, virtuosité et humour. Bref, osons les mots fût-ce en extrapolant un brin, corpus du texte et jeux de langue.
Didier POBEL
(1) Prose et rimes de l'amour menti, Fata Morgana, 64 p., 12 €. Petit lexique amoureux, id., 40 p., 9 €.
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