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L'usage des jours (livres, poésie, voyages, journal, impressions...)

La pyramide de cœur(s) de Bernard Revel

Lorsqu'il n'écrit pas, Bernard Revel n'hésite jamais à perpétuer le rude travail de la vigne de ses ancêtres sur sa terrasse roussillonnaise. Photo D.P.

Lorsqu'il n'écrit pas, Bernard Revel n'hésite jamais à perpétuer le rude travail de la vigne de ses ancêtres sur sa terrasse roussillonnaise. Photo D.P.

   Il y a dans la culture populaire des Catalans une coutume qui ne manque pas d'impressionner. On a tous vu ça un jour ou l'autre : des assemblages de personnes juchées les unes sur les autres formant un monticule qui va en s'amenuisant pour constituer de véritables défis à la hardiesse et à l'équilibre. Un exercice qu'apprécie Bernard Revel : "J'admire ces extraordinaires pyramides humaines de Catalogne au sommet desquelles un enfant agite un chiffon aux couleurs des siens". Voilà bien un aveu qui ne surprend pas lorsqu'on lit L'Enfant de la Matrie, le premier volume de sa passionnante autobiographie romancée. Et cela pour la bonne raison que c'est un peu comme si tout le livre était élaboré lui-même de cette façon.
   Avec, donc, d'abord un socle solide enraciné du côté de Valence, en Espagne, pour la branche maternelle et dans le Piémont italien du côté du père. Deux destinées que la misère sociale et les dictatures de Franco et Mussolini poussent à un exil du côté de Carcassonne où ne s'offre guère aux nouveaux venus que le triste sort des journaliers agricoles. Entrecroisant les pittoresques portraits de ses ancêtres aventuriers - Gregorio parle à son cheval, Serafino est un pilier du café de Luigi -, reconstituant leurs trajectoires parfois un peu fantasques, Bernard Revel bâtit, dans l'emboîtage des générations, un édifice de petits cailloux affectifs scellés au ciment fatalement capricieux des souvenirs. "Quand la vérité se dérobe, il faut bien l'inventer. Sinon, à quoi ça sert d'écrire?", se justifie-t-il.
   À quoi ça sert? Mais à ça, bien sûr. À restituer méticuleusement, fût-ce au prix de quelques fantaisies, la vie quotidienne de ces "gens de peu", petites histoires qui s'imbriquent lorsque, en toile de fond, l'autre, la grande se plaît à jouer à cache-cache : "La guerre, vue d'ici, rien ne prouve qu'elle existe". Oui, ça sert à ça. À rembobiner le passé en convoquant l'imagination lorsque le vif souvenir ("[ce] vrai et [ce] faux qui se mélangent") des scènes vécues ou des conversations familiales fait défaut. À retrouver, bientôt, la bonne odeur du pain d'un père boulanger taiseux revenu du STO ou la fragile insouciance d'une mère qui aime danser au bal.
  Ça sert à fixer les paysages, d'entre mer et Canigou, où il n'y a pas si longtemps encore on enfermait les exclus dans les camps d'Argelès ou de Rivesaltes, à deux pas de là où s'ouvre aujourd'hui la fenêtre du bureau de l'auteur, ce repaire empli de livres et de disques où l'admirateur de Claude Simon et de Delteil, de Brassens et de Trenet, écrit ses chroniques pour La semaine du Roussillon, après avoir longtemps usé joliment sa plume dans les colonnes de L'Indépendant. 
   Il y a tout cela dans ce livre de cœur(s) qui, on l'a dit d'emblée, s'affûte petit à petit pour qu'émerge au fil des pages, jouant et découvrant le monde à La Matrie, la ferme où triment les oncles à l'origine du titre à l'ouvrage, le futur auteur qui glisse, à la page 158, à la fois la clé et la limite d'un tel exercice de reconnaissance et d'exploration intime : "Comment peut-on se connaître soi-même quand ceux dont on vient gardent tant de secrets?".
   À-t-on bien compris que nous avons eu beaucoup de plaisir à cheminer, mais aussi à caracoler (car oui, le picaresque se niche ici ou là au gré des évocations), dans ce livre paru un peu avant l'été et que ses vertus intemporelles placent par-delà les rendez-vous ponctuels plus ou moins fabriqués lorsque, par exemple, drôle de phénomène, les éditeurs déposent sans vergogne des romans les uns par-dessus les autres en sachant bien qu'il n'y en aura qu'un seul, ou presque, qui parviendra au sommet? Au sommet de cette autre pyramide que constitue, de façon beaucoup moins pure, celle-ci, la rentrée littéraire.
Didier POBEL
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L'Enfant de la Matrie - Livre 1 La genèse de Bernard Revel, Balzac éditeur, 200 p., 20 €. Le Livre 2 sera sous-titré L'âge ingrat. 
 
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