L'usage des jours (livres, poésie, voyages, journal, impressions...)
On lira ci-dessous l'article, paru sous une forme légèrement différente, dans l'hebdomadaire La Voix de l'Ain dans son n° 3781 du 13 au 19 octobre.
Livres d'ici et d'ailleurs
Brève sélection à travers géographie sensible et paysages régionaux pour tenter de se repérer dans les dédales d'une rentrée littéraire pléthorique.
La Lyonnaise Brigitte Giraud obtiendra-t-elle cette année un grand prix? Un loup pour l'homme (Flammarion),son douzième livre, le mérite en tout cas plus que jamais. L'histoire d'Antoine, devenu infirmier dans l'Algérie en guerre de 1960 après avoir refusé de porter une arme, est aussi, en effet, celle de toute une génération meurtrie. Une évocation d'autant plus touchante que, sous l'illusoire prisme de la fiction, c'est du propre père de l'auteur dont il est question, un soldat rebelle que, fait rare, sa femme Lila rejoindra bientôt... Brigitte Giraud, née à Sidi-Bel-Abbès - on aura donc compris pourquoi - excelle dans ces pages littéralement fondatrices pour elle.
On retrouve l'Algérie au temps de l'OAS sous la plume d'un autre "régional" de cette rentrée aux 581 romans (dont 390 étrangers), Yves Bichet, dont Indocile (Mercure de France), le titre de son nouvel opus est tout simplement le qualificatif qui définit son personnage. Révolté par la blessure d'un de ses amis, Théo va en effet basculer vers la résistance civique, symbolisant par son attitude le soubresaut moral collectif en gestation. Comme souvent chez Bichet, né à Jallieu en 1951, les paysages du Nord Isère, mêlés ici à ceux des Aurès, offrent aux saisissantes descriptions la sauvagerie quasi organique qui imprègne une œuvre amorcée avec La part animale en 1994.
On ne s'éloigne guère des "Terres froides" chères au précédent (installé aujourd'hui à Grignan, dans la Drôme) avec Claudie Gallay. Originaire de Saint-Savin, dans l'Isère, aux confins de l'Ain, celle qui rencontra une très large audience avec Les Déferlantes en 2008 est toujours restée fidèle à son enfance rurale. C'est d'ailleurs dans cet univers-là encore que commence La Beauté des jours (Actes Sud) qui vient de paraître. L'histoire de Jeanne, solitaire et fantasque, est aussi une quête de l'inattendu et de l'art. Claudie Gallay, que l'on a eu l'occasion de rencontrer dans les bibliothèques de Bourg, pas très loin de la bergerie charolaise où elle aime se réfugier, ne devrait pas décevoir son public avec ce subtil canevas de tourments et de paix intérieure.
Dans un tout autre genre, c'est à un jeune auteur, dont la famille paternelle a son berceau du côté de Châtillon-sur-Chalaronne, que l'on doit sans doute le roman le plus novateur de cette rentrée. En signant, à 35 ans, L'invention des corps (Actes Sud), Pierre Ducrozet entraîne ses lecteurs dans un vertigineux voyage qui mène des prémisses d'Internet à son paroxysme. Loin du simple précis technique, cette exploration d'un monde en constante évolution mêle "l'horreur de l'histoire" (la scène initiale d'un massacre d'étudiants au Mexique en 2014 est glaçante d'effroi) à l'utopie de la "connaissance universelle".
Les docteurs Folamour de la Silicon Valley parviendront-ils un jour à faire en sorte que leurs machines, détournées de leur projet initial au service de la Liberté, soient directement reliées à nos cerveaux? Le spectre de "l'homme-ordinateur" hante ce livre tentaculaire à mi-chemin du road book visionnaire et de la parodie de polar. Auteur jusque-là de trois romans, chez Grasset, qu'on pourrait qualifier de "poétiques" ("Requiem pour Lola rouge" en 2010, "La vie qu'on voulait" en 2013 et "Éroica" en 2015), Pierre Ducrozet vient à coup sûr d'entrer dans une nouvelle dimension narrative.
Enfin, quitte à se répéter, impossible, parmi nos coups de sonde dans cette rentrée 2017, de ne pas recommander le neuvième tome du "Journal" de Charles Juliet. Comme son titre le suggère, Gratitude (P.O.L.) est presque tout entier l'expression d'une reconnaissance envers les personnes ayant permis à l'écrivain de Jujurieux, ex-enfant de troupe sauvé par l'écriture, de traverser les ténèbres pour aboutir à cette plénitude que ses mots rendent aujourd'hui si communicative.
Une sorte de "remède à la mélancolie" pourrait-on dire en adressant justement un clin d'œil à l'émission dominicale de France Inter dont l'auteur de "L'Année de l'éveil" était l'invité ce 15 octobre, de 10 à 11 heures. Mais chaque livre prescrit, chaque livre aimé et partagé, n'est-il pas au fond un de ces salutaires remèdes? On ose l'espérer.
Didier POBEL