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9 décembre 2016 5 09 /12 /décembre /2016 23:45
John Glenn, dernière mission

À l'époque déjà, il y avait circulation alternée. Un jour les Russes, un jour les Américains. Le 12 avril 1961, Youri Gagarine, pionnier de la mission Vostok, fut le premier homme à voyager dans l'espace. Moins d'un an après, le 20 février 1962, John Glenn effaçait l'affront soviétique en une virée orbitale tout aussi historique que la précédente. La planète entière suivit l'exploit. La guerre était froide, les cœurs étaient chauds. L'Est et l'Ouest avaient besoin de figures de légende. Ces deux-là, en s'envolant, tombaient à pic. Le monde entier pouvait respirer. On ne parlait pas encore de pollution. Seuls les nobles, façon Saint-Ex, se débattaient avec leurs particules fines. Tous les gamins rêvaient d'échanger leur vélo contre une fusée. En apprenant la disparition de celui qui récidiva en 1998, à 77 ans, à bord de Discovery, les mômes d'hier se sont souvenus du héros de leur enfance. John Glenn, qui devint par la suite sénateur démocrate, est mort à 95 ans, à Colombus, dans son Ohio natal. Pour les astronautes aussi, il y a des jours pairs et des jours impairs. D.P.

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2 décembre 2016 5 02 /12 /décembre /2016 22:49
Le nez rouge d'AnasLe nez rouge d'Anas

   C'est une vieille complainte de Giani Esposito qui nous est venue à l'esprit en apprenant la nouvelle. "S'accompagnant d'un doigt ou quelques doigts, le clown se meurt / D'une petite voix comme il n'en avait jamais eue / Il parle de l'amour, de la joie sans être cru". Avec son chapeau jaune, ses cheveux orange et sa face grimée, il tentait de déjouer la guerre. Ses armes à lui ne visaient qu'à l'éclat de rire. Le rire salvateur des gamins d'Alep auxquels il s'efforçait d'offrir quelques minutes d'oubli au milieu de l'enfer.

   Mais Anas al-Basha, bénévole du centre de soutien assiégé "Space for hope" (l'espace de l'espoir), a lui aussi été tué, il y a quelques jours, par un missile russe ou des tirs de Bachar, dans le quartier rebelle de Mashhad, à l'est de la cité syrienne martyre. "Attention, les n'enfants, bouchez-vous les n'oreilles, on va entendre un grand bruit!" Las, l'horreur, elle, n'est pas douée pour les pitreries. Anas qui, à 24 ans, avait gardé un cœur de môme, a rangé ses mimiques dans un cercueil en bois. Sa femme a survécu ; ils étaient mariés depuis deux mois. Le nez rouge d'Alep, c'est maintenant celui des derniers petits orphelins du rire. Un nez rouge de chagrin. Et de sang. "Ouvrez donc les lumières puisque le clown est mort / Et vous applaudissez, admirez son effort..."  (*)  D.P.

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(*) Pour écouter la chanson de Giani Esposito, cliquez sur le lien ci-dessus.

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27 novembre 2016 7 27 /11 /novembre /2016 00:14
Comme une impression de flouComme une impression de flou

Je me souviens de ses gros cigares. Je me souviens de ses treillis. Je me souviens des "barbudos". Je me souviens du nom Cuba qui nous faisait pouffer à l'école. Je me souviens de "l'embargo". Je me souviens de la chanson de Ferrat qui disait : "Et maintenant Cubain pauvre comme Cuba / Je suis libre et ma femme a la couleur du sable". Je me souviens que, dans sa deuxième version des Temps difficiles, Ferré n'était pas d'accord. Je me souviens d'un couplet qui disait : "À Cuba, y a pas qu' du tabac / D' la canne à sucre et d' la rumba / Y a du suspens' et d' la terreur / Kennedy soigne ses électeurs". Je me souviens de "la crise des missiles". Je me souviens de "la baie des cochons".

Je me souviens que Danielle Mitterrand lui claquait la bise. Je me souviens que Gérard Depardieu lui avait fait goûter ses rillettes maison. Je me souviens de son survêt' bleu à rayures blanches. Je me souviens qu'il le portait pour rencontrer la Pape. Je me souviens des engueulades entre ceux pour qui il était un héros et ceux qui le traitaient de dictateur. Je me souviens que Georges Pérec dans son "Je me souviens" 148 se souvenait qu'il avait été avocat.

Je me souviens que dans ces années-là, il y avait un photographe à la mode. Je me souviens que dans les chambres d'ados, ses images de gamines vaporeuses côtoyaient parfois des posters du Che ou de son ami. Je me souviens que tout le monde trouvait ça bien. Je me souviens qu'on l'accusa bien plus tard d'avoir violé. Je me souviens qu'on annonça le suicide de David Hamilton en même temps que la mort de Fidel Castro. Je me souviens des clichés des années 60 ou 70 dans les vieux magazines. Je me souviens de cette impression de  flou qui saisit alors ma mémoire. D.P.

 

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11 novembre 2016 5 11 /11 /novembre /2016 21:55
Un dernier rêve avec "Leo"

C'est une de ces idées un peu loufoques qui viennent parfois à l'esprit sans qu'on sache très bien pourquoi. Coïncidence des dates, collisions des hasards, enchevêtrement des destins. Ainsi, hier, en apprenant la disparition de Leonard Cohen entre deux évocations des attentats de Paris, une image a surgi en nous. Lui sur la scène. En humble majesté. Avec tous ceux qui l'aiment dans la salle, cette salle à jamais liée à la date funeste d'un 13-Novembre d'automne indien foudroyé. Sa voix rauque, sépulcrale, brûlante de vie aussi, comme un magistral signe d'humanité. Il aurait été parfait pour la réouverture de ce lieu que les tueurs d'une nuit d'horreur n'ont pas pu éteindre définitivement. Lui qui magnifiait la vie, l'amour, la mort ; lui qui incarnait la foi, la résistance et la paix ; lui qui disait la fugace éternité et l'éclair insensé qui la pétrifie. Lui dont les chansons sont gravées de prénoms comme les stèles qui se souviennent : Suzanne, Marianne, Nancy, Joan... 

   Las! Cohen ne sera pas sur la scène du Bataclan le soir de la réouverture. Balayé l'instant fou de la chimère qui nous a ébloui. Il faudra se contenter de réécouter ses disques, de relire ses livres. Il y a des adieux dans ses mélodies et des retrouvailles dans ses soupirs. Il y a des prières dans ses mots et des râles dans ses codas. Et en ces temps de commémorations, des vers plus que d'autres nous retiennent, des vers saluant les "gorges qui s'attendent / aux traces de morsures / mais qui s'effondreront / sous la percée des balles". Des vers qu'on retrouve dans un vieux 10/18 des Poèmes et chansons fripé comme une adolescence enfouie. Des vers comme ceux-ci que l'on recopie, à la page 117, en tremblant un peu :  "une nuit de bonheur / une nuit de terreur / L'amour ne pouvait les lier / La peur non plus / ils allaient sans jamais se rejoindre / jamais ils ne surent où / toujours s'en retournant / pour attendre le jour / se quittant avec des baisers". So long, so long "Leo"  et thank you pour ce dernier rêve!  D.P.

 

 

 

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29 octobre 2016 6 29 /10 /octobre /2016 22:19
Remonter sa montre de... 35 ans

C'est bête comme tout la vie quand on y pense. On croit grapiller une heure sur sa montre, parce que c'est l'usage en pareille période, et voilà que, sans y prendre garde, on la remonte de 35 ans. Et tant pis si le temps ne fait rien à l'affaire. Mais oui, souvenons-nous : nous étions le 30 octobre 1981, un air de pré-Toussaint, ni froid ni chaud. Les chrysanthèmes du fleuriste du coin psalmodiaient sur les tombes briquées comme des sous neufs. La peine de mort avait été abolie deux semaines plus tôt. Hallowen n'était pas encore à la mode. Et Brassens cassait sa pipe, comme titrait joliment Libé en une, tandis que PPDA, "triste comme un saule", ouvrait son JT du soir avec une annonce nécrologique aux inflexions intimistes : "On a perdu un oncle".

Certes, nous avions un autre Tonton, il était à l'Élysée, mais celui-ci qui nous faisait soudain faux bond nous était beaucoup plus proche encore. Ce Villon du XXe siècle, qui parlait d'amour avec des accents de bûcheron, était un tendre et ça nous le savions tous. Troussant refrains et cotillons d'une main pareillement experte, il bouffait du curé et chantait les cocus, tout en s'attendrissant devant les filles de joie parce que "parole, parole, c'est pas tous les jours qu'elles rigolent". Le moustachu pornographe du phonographe, qui se moquait bien de mourir pour des idées, ne cachait pas son insolente préférence pour la guerre de 14-18 et s'il en venait à imaginer un hymne national, ce n'était que lorsqu'il pensait à Fernande. 

   C'est peu dire que l'époque n'est plus la même. Les clients des prostituées sont des délinquants. L'Auvergnat accueillant les migrants du moment avec quatre bouts de bois a cédé la place à Laurent Wauquiez et Renaud embrasse les flics du marché de Brive-la-Gaillarde ou d'ailleurs dont, au demeurant,  plus personne ne rêve de voir le nombril de leurs femmes pendant qu'ils manifestent. Ah! sacrebleu, le monde est à l'envers. Reviens Tonton Georges, reviens! Ton trou dans l'eau (de la plage de Sète) ne s'est pas refermé. Et trente-cinq ans, après coquin de sort, tu manques encore. D.P.

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19 octobre 2016 3 19 /10 /octobre /2016 21:02
Roll over Chuck Berry!

Le roi Chuck vient d'avoir 90 ans. Étonnant, non? Et, cerise sur le gâteau, il nous promet pour très bientôt un nouvel album. Avouez qu'on n'y croyait plus. Ce CD, très sobrement intitulé Chuck sera dédié à Themetta, la femme auprès de laquelle vit depuis soixante-huit ans ce pionner du rock, né le 18 octobre 1926, à Saint-Louis (Missouri), et à qui l'on doit tant de classiques. «Ma chérie, je me fais vieux ! J’ai longtemps travaillé sur ce disque, maintenant je peux raccrocher», a-t-il confié à Themetta.. Happy birthday, rocker! D.P.

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(Pour écouter son fameux Roll over Beethoven, cliquez sur le lien ci-dessus).

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8 octobre 2016 6 08 /10 /octobre /2016 23:10
À vos souhaits, Pierre!

Tcherrrrnia! Ce n'était pas un nom, c'était un éternuement, une sorte de grand éclat de vie sonore. À vos souhaits, cher monsieur! En fait de souhaits, il n'en avait qu'un, l'animal. Vivre avec le cinéma, vivre pour le cinéma. Tout petit, le gamin de Courbevoie, fils d'un immigré ukrainien, était tombé dans la marmite à images. Celle des premiers dessins animés et des films muets. Puis bientôt celle des pionniers d'une télé en noir et blanc qui remonte à l'âge des Pierre. On a dit souvent que ceux-ci étaient trois : Desgraupes, Dumayet et Sabbagh. Il y en avait pourtant un autre : c'était lui le quatrième. Jovial et malicieux, il raviva les 36 chandelles de Jean Nohain, foula La piste aux étoiles des mercredis soirs gaulliens et pompidoliens et préfigura, dans La boîte à sel, certains fantaisistes d'aujourd'hui, piètres branquignols face à ceux du compère Robert Dhéry. Le "Monsieur cinéma" des petits écrans à deux chaînes - l'une des toutes premières émissions où l'on jouait en se cultivant - passa aussi devant la caméra. Le viager en 1974 et Les Gaspards deux ans plus tard sont depuis longtemps des emblèmes d'un bon cinoche sans prétention qui rit de nos petits malheurs. En vieillissant, il était redevenu ce qu'en réalité il n'avait jamais cessé d'être : un enfant de la télé, à la fois sage et turbulent. Pierre "Magic" Tchernia avait 88 ans. Hier, en apprenant sa mort, on a tous prononcé son nom avec les yeux qui piquent. C'est fou comme on éternue vite en automne. D.P

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17 août 2016 3 17 /08 /août /2016 22:09
Photo D.P.

Photo D.P.

Il est partout. Il est dans les romans de Giono, de Robert Sabatier ou de Frédéric Dard. Il est dans une goualante de Renaud défiant les voyous : "Viens faire un tour dans ma ruelle / Je te montr'rai mon Opinel". Picasso sculptait avec. Tabarly coupait ses cordages. Et puis, surtout, il est dans notre poche. Outre son aspect simple et pratique, le célèbre couteau savoyard est devenu depuis longtemps un objet culte. Il accompagne le casse-croûte du berger. On l'emporte aux champignons et à la pêche. On coupe les pages des vieux romans de Gracq d'avant le massicot. On caresse de la main son galbe vernissé avant d'extraire sans hâte une lame gravée de la fameuse main couronnée aux trois doigts (1) bientôt bloquée par une astucieuse virole. Toutes les sept secondes dans le monde, quelqu'un achète l'un des fameux ustensiles fabriqués depuis 1880 au pays des diots et du Reblochon. Aussi, comment ne pas avoir aujourd'hui une pensée pour l'arrière petit-fils du fondateur de cette entreprise chambérienne qui se fiche de la pub comme d'une guigne du Beaufortin? Maurice Opinel, le président de la fondation qui porte son illustre nom, est mort hier à 89 ans. Il mérite une épitaphe gravée dans le bois de hêtre. Avec le plus beau et le mieux affûté des Opinel, bien sûr. D.P.

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(1) Symbole de la couronne du duché de Savoie et des trois doigts de Saint Jean Baptiste sur le blason de Saint-Jean-de-Maurienne.

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3 juillet 2016 7 03 /07 /juillet /2016 00:14
L'image est devenue fameuse. Celle de l'ascension du Pic-Saint-Loup, dans l'Hérault, au printemps 1988, par deux hommes que tout opposait. Ou presque.

L'image est devenue fameuse. Celle de l'ascension du Pic-Saint-Loup, dans l'Hérault, au printemps 1988, par deux hommes que tout opposait. Ou presque.

Il n'est pas exagéré de dire qu'hier soir, en apprenant la nouvelle à l'heure de se mettre à table et d'écouter le premier résumé de la Grande boucle, la France était triste. Pas uniquement celle des réseaux sociaux qui pleurent les disparus à coups de formules convenues sur Facebook ou Twitter. Une larme littéraire pour Yves Bonnefoy, un sanglot formaté pour Elie Wiesel, des regrets éternels pour Michel Rocard. Non, la France qui ne pouvait cacher son émotion, c'était la vraie, celle qui, en général, ne parle pas beaucoup. Celle pour qui la personne dont on venait d'annoncer la disparition fut un homme avant que d'être une éminente figure politique. Un homme chez qui la sincérité l'emportait sur cette part de comédie qui empoisonne en général le rôle en même temps qu'elle tend à décrédibiliser toute une caste.

Au-delà de ses nombreux échecs, Rocard avait au moins réussi une chose. Il était, passez-nous l'expression, de la famille et il n'est pas question ici de militantisme, simplement de cette part d'intimisme qui parvient à subsister au sein même d'une mémoire collective toujours impersonnelle par définition. On ne demande pas à un oncle, un cousin ou un beau-frère de penser forcément comme soi, on exige juste de lui proximité, droiture et honnêteté. Alors oui, bien sûr, l'orateur, moqué notamment à travers sa croassante marionnette du "Bêbête show" réac de l'époque, était parfois confus et ses déclarations maladroites. Mais si on pouvait se convaincre ici ou là qu'il se fourvoyait, jamais on ne le soupçonnait de se payer la tête des gens - du peuple pour user d'un grand mot. Serait-il devenu président qu'il en serait sans doute allé autrement. Mais justement il ne le fut pas. Trop pur, trop direct, trop authentique. Soyons franc nous aussi, les vertus de ce "Mendes France bis" doivent beaucoup à Mitterrand. Par contraste, bien sûr. On a tous en mémoire la photo des deux randonneurs casquettés du Pic Saint-Loup si différents dans leurs allures et leurs accoutrements, au printemps 1988. Confronté à Machiavel, on a vite fait de se se voir érigé modèle d'intégrité, sinon en rayonnante incarnation de la morale.

Michel Rocard a perdu des occasions et des élections mais jamais la face. Après tout, il n'y en a pas tant dans l'histoire - dans notre histoire - pour revendiquer cela. Inattendu paradoxe : c'est en chutant qu'il s'est hissé ; c'est poignardé qu'il s'est renforcé. Brassens avait inventé la non-demande en mariage. On se souviendra de l'ex-Premier ministre comme celui qui exerça avec brio l'inédite fonction très respectée de non-président de la République. D.P.

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6 mai 2016 5 06 /05 /mai /2016 21:43
Jeannette Guyot, une grande figure de la Résistante.

Jeannette Guyot, une grande figure de la Résistante.

C'est un de ces avis de décès qui assurent encore - pour combien de temps? - la solidité du lien de la PQR (la Presse quotidienne régionale) avec ses lecteurs. Celui-ci, paru dans Le Journal de Saône-et-Loire (Le JSL pour les gens du coin) du 14 avril, ne présente, à première vue, rien de particulier. Il s'ouvre par le rappel des membres de la famille. On y trouve les remerciements au personnel de l'Ehpad "pour sa gentillesse et son dévouement". Quelques autres formules de circonstances aussi : "Ni fleurs ni plaques. Condoléances sur registre". Et puis au centre bien sûr, en caractères gras, le nom du défunt. En l'occurrence de la défunte : Jeannette Gaucher née Guyot.

Juste quelques lignes pour une vie. Guère plus. Il s'en serait fallu de peu pour que ce deuil reste, comme tant d'autres, intimiste. La disparue eut pourtant une existence exceptionnelle. Exceptionnelle d'actions et de courage. Heureusement, la presse britannique a meilleure mémoire que nous. Grâce à The Telegraph, il est enfin rappelé que Jeannette Guyot, disparue à 97 ans le 10 avril - presque un mois déjà -, fut une très grande figure de la Résistance. Une des rares femmes à avoir reçu la "Distinguished Service Cross" américaine au titre de la Seconde Guerre mondiale pour son "héroïsme extraordinaire lors d'opérations militaires".

Agent de liaison notamment au service du Colonel Rémy, elle connut tout. La détermination, l'exaltation, les pièges, la trahison, la prison, la fuite à Londres... Or, confrontée aux pires situations, le lieutenant Guyot - ce fut bientôt son titre - ne parla jamais. Et la paix revenue, alors qu'elle apprenait la disparition de son père dans les camps, elle continua de se taire. C'était dans ses gênes, voilà tout. Il était dit que Jeannette serait à jamais une discrète. À tel point que l'histoire immédiate, si prompte à transformer la moindre fausse personnalité en icône, a failli l'oublier.

En ces temps d'anniversaire du 8-Mai 1945, c'est à elle tout particulièrement que l'on songe. À Jeannette recluse à l'étroit dans son avis de décès de Gueugnon. À Jeannette dont le silence se doit pourtant aujourd'hui de parler aux nouvelles générations. Désolé, Jeannette, de vous retrouver aussi tard. Et de vous déranger. D.P.

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Présentation

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Texte Libre

Ces révolutions que

nous n'avons pas vu venir

   De retour à Bény, en ce bel hiver de givre, je relis cette carte postale que mon père garde, avec celles des étés précédents, sur le buffet de la cuisine. "Sous le ciel encore chaud de la Tunisie, nous pensons bien à toi. Ici, on ne se croirait pas à la veille de la Toussaint. À bientôt. On t'embrasse". Des mots tout simples, écrits comme toujours à la hâte, au moment de reprendre l'avion. 

   C'était à peine trois mois plus tôt. Du Cap Bon où nous faisions halte, nous avions effectué de cahotants trajets à travers le pays. Le Temple des eaux au pied du djebel Zaghouan. Le site romain de Dougga, pur poème de pierre, de vent et d'oliviers, où Abdallah, notre guide, nous avait imposé une visite pour le moins exhaustive. Les villages poussiéreux où la population s'ennuie sous les palmiers flétris. Les charrettes, les bourricots, les antiques mobylettes. La pauvreté, la dignité et, pensions-nous, la résignation.

     La résignation? Eh oui, même lorsqu'on est le témoin d'un régime sans ambiguïtés, il n'est pas toujours si simple de pressentir l'histoire en marche. Avec le recul, pourtant, il y avait eu des scènes éloquentes. Ces barrages de police un peu partout, justifiés alors par un enlèvement d'enfant. Ce jeune diplômé quêtant quelques dinars dans les majestueuses ruines de Thuburbo Majus et qui se cachait pour aborder les "nantis" que nous étions à ses yeux. Un feu couvait en lui, c'est sûr. Il n'aurait peut-être pas fallu grand-chose pour qu'il parle. Mais nous étions pressés, comme souvent.

     Et, disons-le aussi, la méfiance nous gagnait. Un soir, du côté de la cité viticole de Grombalia, un 4X4 aux vitres fumées avait rattrapé notre "Symbol" de location. Une impression se confirmait: nous étions suivis. Sans doute vaut-il mieux ne pas écrire "journaliste" à la rubrique "profession" sur les fiches de douanes à l'arrivée lorsque, quelques mois plus tôt, on a utilisé le mot "dictature" pour rendre compte de la dernière parodie de réélection présidentielle au palais de Carthage.

     Les touristes européens flânaient dans les souks. Les cornes de gazelles étaient sucrées, le vin gris de Mornag montait à la tête, octobre avait de superbes rousseurs de désert et la tiédeur des plages invitait à fermer à demi les yeux. Que voulez-vous, c'est comme ça: exportées sur place, les plus solides notions de droits de l'homme se dissolvent parfois dans le bleu de la mer...

     Pour notre part, nous aurions dû prêter davantage attention aux ardents regards noirs de toute une jeunesse rivés aux téléphones portables. La "génération Ben Ali dégage!" préparait, dans la retenue, le grand soir arabe. Le fantoche président de fer était encore omniprésent. Piètre sosie d'un acteur de série B aux cheveux teints, posant, la main sur le cœur à chaque coin de rue, dans chaque lieu public, à côté des pubs pour les biscuits "Tigato" et pour les firmes corrompues se partageant le gâteau.

     Et voilà. Maintenant nous sommes au début 2011. Dans l'odeur du jasmin et de la poudre, dans le bruit des youyous et des balles, la Tunisie a fait sa "Révolution Facebook". Bonheur de découvrir ces incroyables images à la télévision qui en rappellent d'autres. À Berlin non plus, nous n'avions rien vu venir en novembre 1989. Pas plus qu'à Bucarest le mois suivant. Pas plus qu'au Caire ces dernières semaines...

     Nous parlons de tout cela, ce soir, dans cette ferme de Bresse où, depuis plus de trois ans, mon père veille seul avec son chien et ses cartes postales. Celle-ci, un peu plus ancienne, a été postée de Louxor: "Le printemps égyptien est doux. De part et d'autre du Nil, des merveilles nous attendent. À bientôt. On t'embrasse". Tout à l'heure, il nous rappellera comment lui aussi a retrouvé un jour la liberté. C'était en janvier 1945. L'armée russe avançait. Les portes du stalag de Silésie où il venait de passer plus de cinq ans s'ouvraient. Il allait encore mettre plus de quatre mois pour traverser, à pied et la faim au ventre, un no man's land de charniers, de ruines et de spectres hagards.

     Mais ceci est une autre histoire, direz-vous. Bien sûr. N'empêche, la Liberté, d'où qu'elle vienne, d'où qu'elle revienne, est la même. Au Nord ou à l'Est hier. Au Sud aujourd'hui. Dans nos sursauts collectifs. Dans nos émois partagés. Par l'étroite fenêtre aussi, parfois, de nos petites perceptions occidentales. D.P.

(Cette chronique a été publiée

dans l'hebdomadaire "Voix de l'Ain",

n° 3433, semaine du 11 au 18 février 2011). 

  

La carte de la gloire,

le territoire de l'oubli

   Le triomphe de Michel Houellebecq nous réjouit. Nous fûmes suffisamment déçus par ses échecs au Goncourt en 1998, avec Les Particules élémentaires, et en 2005, avec La Possibilité d'une île, pour ne pas nous féliciter de sa victoire, lundi dernier, à la troisième "tentative". Et cela d'autant plus que La Carte et le territoire (Flammarion) est un roman, à la fois désenchanté et jubilatoire, qui s'inscrit à merveille dans l'air du temps de ce mois de novembre 2010 où, sous la résignation apparente, se profile une très énergique "extension du domaine de la lutte".
   Le lendemain du prix, nous écoutions l'"heureux"  lauréat, sur France Inter, exhorter les auditeurs à ne jamais baisser les bras. "Ne vous laissez pas emmerder, soyez libres!", clamait-il. Magnifique, Michel! comme dirait Drucker qui ne va sans doute pas tarder à programmer un"Vivement dimanche"  houellebecquien. Il faut dire que ce matin-là, le malicieux écrivain à la paupière lasse comme ses anoraks réussissait une sacrée performance. Il volait carrément la vedette au général de Gaulle dont on célébrait pourtant, un peu partout ailleurs, le quarantième anniversaire de la disparition. Et lorsque l'invité déclara un brin péremptoire: "On n'a pas de devoirs envers son pays, on est des individus, c'est tout!", on a bien cru entendre, en bruit de fond radiophonique, le héros de Colombey se retourner dans sa tombe, pour autant que sa gigantesque stature posthume le lui en laissait le loisir.
   Tant pis pour "l'homme du 18 juin", c'est celui du 8 novembre qui était ici à l'honneur! La gloire est ainsi faite. L'enthousiasme du moment peut balayer d'un insolent revers de manche de parka fripée la majestuosité d'un uniforme. Voilà bien à quoi nous songions en écoutant ce drôle de fan de Jean-Pierre Pernaud et de Julien Lepers nous rappeler que "la France est un hôtel, pas plus".
   Injustice? Affaire de circonstances, c'est tout, évitons les grands mots. D'ailleurs, s'il y en a un qui est déjà rompu aux fatals soubresauts de la renommée, c'est à l'évidence Michel Houellebecq lui-même. "C'est curieux comme les choses changent..." fait-il dire au père de son double, à la page 217 de son opus désormais ceint de la prestigieuse bande rouge. Oui, les choses changent vite et bien malin qui pourrait évaluer la durée du rayonnement de celui qui, il n'y a pas si longtemps encore, était conspué à l'unanimité, ou presque.
   Comment pouvait-on, dans un contexte analogue, ne pas penser, au moment de l'attribution du prix, à un lauréat précédent qui vient de disparaître dans une assez scandaleuse indifférence? Lorsqu'il fut sacré, en 1968, pour Les Fruits de l'hiver, lui aussi capta tous les regards. Lui aussi éclipsa momentanément de Gaulle, avant que la chienlit ne déferle. Lui aussi fit des déclarations brutes de décoffrage. Lui aussi pesta contre les travers de la société du moment. Lui aussi réhabilita l'âme des provinces et des bourgades. Lui aussi fut traité de populiste. Lui aussi aimait les chiens. Lui aussi lorgnait vers l'Irlande. Lui? Il s'appelait Bernard Clavel et il a signé plus de quatre-vingts ouvrages dévorés, loin des chapelles, sinon celles du Jura aux toits de pierre et de bois, par des millions de gens.
  Comprenons-nous bien: il ne s'agit pas de comparer les mérites respectifs du "dépressif" du Gâtinais et du bûcheron franc-comtois. Leurs oeuvres, pas plus que leurs démarches, leurs postures et leurs convictions - quoi que... - n'offrent de vraies similitudes. Qu'on nous permette simplement d'y mieux mesurer, parfois jusqu'au vertige, l'indécent grand écart auquel sont soumises, au fil des ans, ces notions floues que sont, en art, le goût et la reconnaissance, l'emballement et la postérité, le lâchage et la fidélité.
   Allez, terminons par une hypothèse. Et si, un de ces quatre, Michel Houellebecq rédigeait un vibrant éloge de Bernard Clavel? Dans La Carte et le territoire, il rend bien un hommage aussi inattendu sous sa plume que mérité pour l'intéressé, à un autre laissé-pour-compte de l'ingrat monde des Lettres: Jean-Louis Curtis (1917-1995). Curtis avait lui aussi obtenu le Goncourt. C'était en 1947 pour Les Forêts de la nuit. Ces forêts où il rôde aujourd'hui, si loin des splendeurs de chez Drouant, avec Clavel et tant d'autres, avant que l'histoire littéraire ne rende son jugement dernier. Au minimum dans un siècle ou deux, "particules élémentaires" comprises. D.P.
(Cette chronique a été publiée,

dans une version légèrement modifiée,

dans l'hebdomadaire "Voix du Jura",

n° 3452, semaine du 20 au 26 janvier 2011). 

 

Ferrat, Chabrol:

l'émotion consolatrice
   Drôles d'hommages, quand on y pense. Il y a quelques mois, la France, larme printanière à l'oeil et lyrisme aragonien aux lèvres, n'en finissait plus de saluer Jean Ferrat. La télévision nationale, on s'en souvient, n'hésita pas à retransmettre en direct les obsèques de l'"échappé"  ardéchois, un peu à la façon d'une étape de la "Grande boucle" dans un col cévenol. Et les foules bigarrées ne cessent, depuis, de se bousculer dans l'étroit cimetière basaltique, lors d'un fervent ballet qui ne manquerait pas d'agacer le discret compagnon des petites routes et des pensées rebelles.
   C'était en mars dernier, entre les deux tours d'une élection que les "bonnes gens"  boudèrent en une obstination inversement proportionnelle à celle qu'ils insufflèrent dans leur "au revoir" au chantre de La Montagne. Et voici donc qu'un semestre plus tard disparaît Claude Chabrol, sous un concert de louanges et face une émotion, certes pas tout à fait de la dimension de la précédente, mais néanmoins étonnante par son impact à la fois médiatique et intimiste.
   Holà, que se passe-t-il donc pour qu'un pays peu réputé pour aimer ses artistes - c'est un euphémisme - manifeste ainsi, coup sur coup, sa sympathie et son chagrin? Un tel engouement se justifie évidemment, au-delà de la force des couplets ou des films des deux créateurs, par la somme d'admiration et de proximité qu'ils inspiraient, chacun de son côté. Le premier par son insolente tendresse et ses engagements jamais feints. Le second par son observation espiègle et grinçante de la société. Mais sans doute faut-il voir également, dans ces effets conjugués de complicité populaire, des éléments d'ordre plus circonstantiels. L'interprète de Ma Môme et le cinéaste du Boucher, dans des registres répétons-le fort différents, n'en incarnaient pas moins l'un et l'autre, y compris sans doute jusque dans les propres limites de certaines de leurs oeuvres, une honnêteté, un goût du travail bien fait, un attachement à la mémoire et un indéfectible respect des individus. Autant de valeurs, faut-il le rappeler, qui font particulièrement défaut en une époque de cynisme roi, de politique dévoyée, de chasse aux minorités ethniques, de charters vrombissant d'indécence sur le tarmac glissant des campagnes électorales...
   Impossible de réécouter une chanson de Ferrat ou de se "repasser" un film de Chabrol sans s'imprégner des bénéfiques célébrations de la patience, de la malice, de la tolérance et de la liberté. Et puis, avons-le, nous ressentions une vraie consolation à les voir l'un et l'autre, moustache frémissante ou pipe en bouche, parler soupes d'autrefois, vins de terroir et pourfendre en se marrant "les cons qui n'arrêtent pas de voler et les autres de les regarder", cela en une époque où la fumée conviviale, le verre entre amis et l'humour décapant tombent sous le coup de la loi, alors que la "bêtise d'Etat" entache le pays du droit de Roms. 
   Entre "ombre faite humaine" et "oeil de Vichy", entre "amour cerise"  et adultères provinciales, Jean Ferrat et Claude Chabrol étaient tous deux, à leur manière, d'Antraigues à Sardent, d'éloquents refrains en travellings suggestifs, inscrits à l'inventaire de nos monuments historiques familiers. Continuons à nous précipiter pour la visite en groupes de leurs battements de coeur, de leurs ricanements, de leurs univers, de leur exemplarité. Alléluia et Moteur! D.P.

   

 La rentrée littéraire,

quelle vacherie!
 Elle est retrouvée. Quoi? La rentrée littéraire qui n'a, avouons-le, pas grand'chose à voir avec l'éternité rimbaldienne. Les libraires transpirent. Les attachées de presse s'enfièvrent. Les chroniqueurs frottent leurs lunettes et affûtent leur sens critique. Un peu partout on compte, on compare, on spécule. Au juste, 701 romans, dont 497 français, ça fait combien de plus, de moins ou de pile poil pareil que l'année dernière qui, elle-même, etc. Drôle de phénomène bien de chez nous que cette espèce de foire d'automne où l'on remplace les bestiaux par des bouquins et les viriles clameurs des enchères par des maquignonnages autour des prix. Palpez un peu cette Nothomb, vous m'en direz des nouvelles. Et le dernier fleuron de la race Houellebecq, visez-moi cette encolure. 
   S'il y en a une qui ne risque pas de s'offusquer de la métaphore bovine, c'est bien Claudie Gallay. La petite femme aux yeux bleu pervenche, propulsée directement de ses terreuses origines nord-iséroises aux "déferlantes" du succès, a écrit son nouvel opus, L'Amour est une île, (Actes Sud), dans sa bergerie du Charolais. Avec des broutards crème meuglant sous sa fenêtre. Avec un ciel pluvieux comme vache qui pisse. La-bas, du côté de La Clayette et de Semur, il y a les prés sans Saint-Germain. Et les éleveurs, qui tordent leurs casquettes à l'heure d'écorner leurs troupeaux, se fichent de l'embouche romanesque comme de la première litière de leur stabulation.
   Ils ne dévoreront ni Despentes, ni Forest, ni Volodine. Ni Linda Lê, ni Adam, ni Claudel. Et encore moins Breat Easton Ellis et J.M. Cootzee. Pas le temps. Propos un brin savants. Bref, un monde qui n'est pas le leur. Claudie, ce n'est pas pareil. Elle est presque d'ici. Elle cause comme l'ultime épicière du coin qui fait dépôt de pain et de journaux. Pas mince, le compliment.
    Cette fois-ci, c'est vrai, elle s'est embarquée du côté du festival d'Avignon l'année de la grève des intermittents. Evidemment, on s'en fiche un peu sur les rives de la Grosne, de la Guye ou du Grison. Mais sûr, la prochaine fois, elle parlera des gens du cru. A commencer, peut-être, par les habitants de Saint-Ythaire. Saint-Ythaire, c'est entre Bonnay et Curtil-sous-Burnand. 122 âmes en colère contre le projet d'implantation de cinq éoliennes. Un super sujet pour l'écrivain qu'on a même aperçue l'autre soir au "Vingt heures" de TF1.
    Les révoltés de Saint-Ythaire? A moins que ce ne soient les Don Quichotte de Bény. Bény, c'est au coeur de la Bresse, de l'autre côté de la Saône. Là, c'est contre la future Ligne à grande vitesse qu'on se mobilise à coups de calicots et de banderoles accrochés aux barrières des fermes et des villas avec, parfois, des slogans en patois: "LGV, to ka t'nallo!" ("LGV, tu n'as qu'à t'en aller"!).
   Des hélices géantes bientôt essaimées dans le paysage si cher jadis aux abbés de Cluny ou des trains fous écrasant prochainement l'AOC des célèbres volailles aux pattes bleues. Fichue alternative, quand on y pense. D'autant plus que, dans ce décor de pseudo-polar rural, on ne discerne pas la moindre librairie à l'horizon. Alors, dites, où c'est qu'on va les trouver, à Saint-Ythaire, à Bény ou ailleurs, les 701 titres annoncés? Houellebecq a raison: il convient de revoir de toute urgence "La carte et le territoire". Ah! quelle vacherie, par ici, la rentrée littéraire. (Fin août 2010). D.P.

 

Quelques nouvelles de par ici
 
 
    Je vais vous donner un peu des nouvelles de par ici. C'est où par ici? C'est chez moi. Enfin, je veux dire pas loin. A la rigueur juste à côté. Le décor, vous le connaissez. Il y a un village avec son clocher vaguement roman. Le presbytère transformé en gîte rural. L'épicerie où l'on vend des caramels pour les gosses et des asticots pour la pêche. Le calme règne jusqu'au milieu de l'après-midi. C'est à ce moment-là que les tracteurs ramènent les voitures de foin dans les fermes. Les travaux agricoles, cette année, quelle galère: on est passé directement de l'hiver du mois de mai à la canicule du solstice! Vers dix-huit heures, dix-huit heure trente, les gosses font des pirouettes à bécane et les ados, sur la placette, gloussent dans leurs téléphones portables sans jamais déclarer forfait. Ensuite, le boulodrome de fortune prend  doucement des allures de petit G20 provincial.
    Imperturbable, l'employé municipal arrose les fleurs. Ou ce qu'il en reste. Le week-end dernier, des dadais en goguette ont piétiné les terre-pleins. "Saloperie de désoeuvrés!" maugrée Jean en lisant l'entrefilet dans la chronique locale. Jean, c'est le facteur. Après sa tournée, il aime bien prendre un verre. Le seul café qui n'a pas encore baissé rideau aligne trois tables sur le trottoir. Les autres troquets ont tous fermé. Trop de travaux pour se mettre aux normes. En sirotant son panaché, le préposé s'attarde sur le journal du coin. Les décès, les mariages, les naissances, les accidents... Il lit aussi le billet, en haut à gauche de la page 2. Il y a même la photo du chroniqueur qui tient un bouquin dans ses mains. En regardant de près, on découvre le titre et l'auteur. C'est Après beaucoup d'années de Philippe Jaccottet.
    Jaccottet est un immense poète qui vit dans les parages. Mais personne ne le connaît vraiment. Jean s'en fiche. Lui, ce qu'il recherche dans son canard, ce sont les infos pratiques. Ou les échos du conseil municipal. L'annonce des fêtes d'été. Les vide-greniers des alentours. Mais à la Une, il y a cette photo. Un ministre et sa femme "dans la tourmente". Eric et Florence Woerth, ils s'appellent. Pierrot, le patron du café, qui vient faire un brin de causette à Jean, prononce ce nom à sa façon. Il dit "Voerte" et ça sonne un peu comme un hommage aux absinthes verlainiennes d'autrefois. "Tous pareils, hein, y'en a pas un pour racheter l'autre!". Jean, le regard rivé aux résultats du "Mondial" de foot et au classement général du Tour de France, ne répond rien. Ou alors il fait "hum hum" et bien malin qui pourrait comprendre si c'est une approbation ou l'inverse. 
  Rien ne bouge, ou presque. Il y a juste un soupçon d'électricité dans l'air. La grêle est annoncée pour le soir mais, c'est bien connu, "à la météo, ils se trompent tout le temps...". N'empêche, il faut hâter la fenaison. Demain à l'aube, les fourches hydrauliques des colossaux Renault ou John Deere payés à crédit planteront leurs dents dans ces rouleaux herbeux qui, au mitan des parcelles de la PAC, ressemblent aux chignons lavande des aïeules de ce "pays". Ce "pays" qui pleure et qui rit, qui meurt et qui vit. Ce "pays" qui attend les touristes. Ce "pays" en jachère où, dans les villas des lotissements en extension, Internet remplace désormais l'épicier qui faisait jadis sa tournée en klaxonnant à travers des hameaux pleins de vieux taiseux et de chiens tout en gueule. 
  Voilà, ça se passe par ici un jour brûlant de juillet. Plus tard, peut-être, je vous donnerai des nouvelles de par là-bas. C'est où par là-bas? C'est du côté de par ici. Si jamais, un de ces quatre, vous avez l'occasion, arrêtez vous quelques instants, on parlera un peu de Jaccottet. "Faites passer, disait la terre elle-même, ce matin-là, de sa voix qui n'en est pas une. Mais quoi encore? Quelle consigne?" (Juillet 2010). D.P.
 

    

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