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28 février 2011 1 28 /02 /février /2011 19:09

 

  Ce qu'on aimait tant chez elle, c'est son côté femme ordinaire. Pas star pour un sou malgré la notoriété. Avec ses cheveux coupés à la diable, on lui donnait le bon dieu sans confession. Elle s'esclaffait et nos visages s'éclairaient. Elles pleuraient et les larmes nous venaient aux yeux. Elle avait tourné avec les plus grands, mais ça n'était toujours que pour nous seuls. Comme si elle nous faisait à chaque fois un petit cinéma intime. Elle avait connu sa traversée du désert et c'est nous qui avions alors soif d'authencité. Elle était l'anti-bling-bling par excellence.

   En apprenant sa mort ce lundi, on s'est souvenu de sa voix éraillée de Gitanes, de son rire magnifique, de ses coups de gueule aussi parfois et de son désarroi lors d'un hommage tardif aux César. Parmi les mille et une images qui nous sont revenues à l'esprit, qu'on nous permette d'en garder une, comme ça, à l'instant, à l'instinct. Son superbe façon d'immortaliser Gabrielle Russier dans Mourir d'aimer d'André Cayatte.

   Face à ce visage de prof amoureuse en lutte contre les tabous, le coeur des années 70 s'arrêta soudain de battre, en cette drôle de société émancipée à la chienlit, mais toujours pétrie de morale bourgeoise. Parfois, on l'appelait LA Girardot. C'était gentil, mais ce n'était pas pour elle. Elle n'était pas Maria Callas, elle était Annie la rigolote, Annie notre grande soeur, Annie notre tendre cousine. Elle était "Notre" Girardot. D.P.

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17 février 2011 4 17 /02 /février /2011 21:43

   Imaginons que cette information soit tombée quelques semaines plus tôt, et que ce ne soit pas de l'intox. Un chef d'Etat hospitalisé. Un chef d'Etat dans le coma. Ses jours manifestement en danger. Fermons les yeux un instant comme si rien n'avait eu lieu ces derniers temps. On les entend d'ici les couplets bienveillants. Le choeur vibrant de l'empathie occidentale. Nos meilleures pensées pour le patient et bons voeux de rétablissement.
   Sauf que voilà, le souffrant n'est autre que l'ex-président tunisien, Zine el-Abidine Ben Ali. Et que, avant d'être frappé par un "AVC"  dans son exil d'Arabie Saoudite, l'autocrate de Carthage a été victime d'un "accident révolutionnaire général". L'affection dont on ne se remet pas, y compris aux yeux des très récents anciens "amis" .
   Le gisant de Djedda est en train de "connaître" un sort qui rappelle celui du Chah d'Iran. Passer en un éclair du respect à un banissement prolongé d'une déchéance vitale. Une situation qui n'est pas sans poser des questions d'ordre diplomatico-éthique. L'homme qui lutte contre la mort existe-t-il encore sous la dépouille avérée du tyran déchu? Et est-ce que, au fond, la pathologie qui ronge aujourd'hui Ben Ali n'est pas plutôt ce cancer généralisé qu'on contracte par excès de pouvoir sans partage, ce mal implacable qui répond au nom de "Solitude du dictateur"?  D.P. 

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16 février 2011 3 16 /02 /février /2011 20:15

DSCN8303.JPG   Plus il vieillissait et plus il ressemblait à un personnage de Tourgueniev. Barbe blanche de kroumir, canne à pommeau virevoltante, écume aux lèvres. Toute sa vie, François Nourissier aura été un faux Sage. L'adepte de "L'eau grise"  (1951) chérissait le ressac et les vagues. Le "petit bourgeois" de son premier récit autobiographique (1963) rejetait le conformisme. Le nostalgique de l'Ancien régime n'avait cure des diététiques. Mieux: l'écrivain "de droite"  ne jurait que par Aragon.
   Locataire de L'Empire des nuages (1981), il s'enveloppait de phrases aux reflets bleutés de pilules prohibées. Gardien des ruines (1992) de la famille et du couple, il se brûlait à des métaphores allumées au feu d'alcools dorés.
Ce fils d'exploitant forestier meusien aimait les chiens et les chevaux, les voitures rapides et les "soudaines immobilités", les manoirs et les parcs. De la Normandie au Luberon, des Grisons aux Cévennes, emportant avec lui un cortège d'ombres et de livres, cent fois il déménagea, cent fois il ne se ménagea pas.
   Lorsque "Miss P"  parkinsona  à sa porte, impossible de lui clouer le bec. Univers qui vacille. Mots qui se vrillent sous les doigts. Place à la déchéance et à tout le tremblement. En 2008, le "grand manitou"  des Lettres démissionna de l'Académie Goncourt. Sans avoir jamais eu le prix - "un loupé très visible" -, il y fit, trois décennies durant, la pluie, le beau temps et quelques tempêtes, lui qui se mit d'emblée en tête de sacrer l'iconoclaste Houellebecq.
   Romancier tourmenté du "je" et critique attentif aux autres (*), celui qui, plus que tout, aimait se détester, était tout à la fois le ténébreux archéologue d'"une histoire française", une "éminence grise" et un prêtre païen. Après avoir invoqué jusqu'au bout "la lenteur des crépuscules",  François-la-colère est mort mardi à Paris. Il avait 83 ans. Accordons-lui comme une grâce la belle appellation posthume de père Nourissier. D.P.

 

(*) Un écrivain qui venait de publier un nouveau livre n'attendait pas un article du célèbre critique, il espérait "Un Nourissier". Qui peut prétendre, désormais, à ce pouvoir, sinon, peut-être, Jérôme Garcin, lequel n'a, d'ailleurs, jamais tu l'admiration qu'il porte à son aîné?

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3 février 2011 4 03 /02 /février /2011 20:39

On se souvient d'elle nue. Assise par terre dans les bras d'un monstre sacré. A un moment, ils sont là, tous deux enlacés et communiquant par des cris d'animaux. La fameuse scène qui suit est, si l'on ose dire, restée dans les annales. Lui, c'était Marlon Brando. Elle, elle s'appelait Maria Schneider. On était en 1972. La banlieue courait, courait et les Charlots faisaient l'Espagne. Les années Pompidou, qui s'encanaillaient gentiment avec Kiss me de C. Jérome, n'en finirent pas de rougir. A mi-chemin de l'art et essai et du porno, Le Dernier tango à Paris, de Bernardo Bertolucci, venait de franchir un pas, à la fois sociétal et cinématographique. L'immense succès de scandale contribua à la gloire de la jeune actrice. Il fit également son malheur. Elle avait vingt ans et ne laissait personne dire que c'est le plus bel âge de la vie. Son père, l'acteur Daniel Gélin, ne l'avait jamais reconnue. Le public aurait pu l'adopter pour de bon. Il n'en fut rien. Certes, elle tourna encore avec Antonioni, René Clément, Daniel Duval, Jacques Rivette ou Bertrand Blier. Mais si on la revoyait, on ne la remarquait plus. Elle est morte ce 3 février des suites d'une "longue maladie". Dernier tangage à Paris. D.P.  

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20 janvier 2011 4 20 /01 /janvier /2011 20:06

DSCN8073.JPG   "Dis-moi, Céline, les années ont passé...". Eh oui, le temps file. Il y aura un demi-siècle déjà, le 1er juillet prochain, que l'auteur du Voyage au bout de la nuit est mort. Du coup, son nom figure dans le catalogue des célébrations nationales de l'année 2011. Vous avez dit "célébration", vous avez dit "nationale"? Serge Klarsfeld ne l'entend pas de cette oreille.

   "Un homme, c'est un homme". Pas question pour le président de l'association des Fils et filles de déportés juifs de france (FFDJF) qu'on distingue le génial styliste de l'abject antisémite. Et Bertrand Delanoë enfonce le clou: "Céline est un excellent écrivain mais un parfait salaud".Frédéric Mitterrand, qui présentera ce vendredi le choix du Haut Comité présidé par Jean Favier, devra s'expliquer. A peine sorti de ses propos sur la Tunisie, le voilà à nouveau apostrophé et sommé de retirer un nom du recueil préfacé par Alain Corbin. Pas facile, la vie de ministre... Peut-être fera-t-il remarquer que, en dépit de ses écrits les plus ignobles, le sulfureux docteur Destouches a bien trouvé place dans la prestigieuse Pléiade, ce qui est à peu près aussi honorifique, sinon davantage. Oui, mais l'édition n'est pas du ressort de la République, rétorquent, à l'avance, ses détracteurs.

   L'affaire en est là. Entre politiquement correct et création littéraire. Entre élan d'indignation à la Stéphane Hessel et bagatelles pour un sacre. D.P     

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13 janvier 2011 4 13 /01 /janvier /2011 22:39

Quoi? Avaient-ils bien compris? Ou se trouvaient-ils soudain emportés dans un rêve d'Orient? Toujours est-il que les Tunisiens n'en ont pas cru leurs oreilles hier soir. Lors de sa troisième intervention télévisée, plus grave encore que les précédentes, leur président redouté, celui-là même dont les manifestants avaient déchiré l'effigie, omniprésente main sur le coeur au fronton de tous les bâtiments, annonçait des trucs invraisemblables. Plus d'armes à feu contre les manifestants. Baisse du prix du pain, du lait et du sucre. Liberté de la presse et des sites Internet. C'est tout? Non. Mieux que ça: promis, juré, celui qui exerce un pouvoir sans partage depuis 23 ans venait de laisser entendre qu'il n'allait pas être candidat à sa propre succession en 2014. Certes, c'est encore loin 2014, mais n'empêche. Ce revirement avait quelque chose de parfaitement surréaliste. Ainsi, le "Ceausescu des sables" venait-il de se muer en Ben Ali au pays des Bisounours. Quel souk! Ne restait, au fond, qu'une seule question. Avait-on assisté à une parodie de péplum à la mode carthaginoise ou fallait-il croire mordicus en ces belles intentions? Autant dire que les prochaines heures seront décisives. Après ces paroles mielleuses comme un loukoum, le peuple, plus sceptique que jamais, attend des actes. Et chacun sait depuis longtemps, là-bas, que le désert paraît plus rude encore après l'apparition d'un mirage. D.P.

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7 janvier 2011 5 07 /01 /janvier /2011 21:23

Que reste-t-il de Mitterrand? Drôle de ritournelle qu'on pourrait presque chantonner sur un air de Trénet. Un p'tit village, un vieux clocher. A Solutré ou dans le Morvan, la rose au poing il y a longtemps. A l'Elysée ou à Latche, au temps lointain du "temps au temps". Drôle de ritournelle à écouter en F.M. en ce jour anniversaire. Eh oui, quinze ans pile que le plus florentin des présidents a disparu. Une cohorte - pour ne pas dire une cacophonie - de prétendants à sa succession se bousculeront ce samedi à Jarnac. Bonheur fâné de la victoire, cheveux au vent de 2012. Que reste-t-il de Mitterrand? Une photo, vieille photo. Echarpe rouge et chapeau noir. Il reste un mythe soudain sans ombres. Passé volé, rêves mouvants. Que reste-t-il de Mitterrand? Un vent de gauche qui frappe à la porte et qui parle des amours mortes. D.P.

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29 décembre 2010 3 29 /12 /décembre /2010 21:57

Entre Grenoble et la Bresse, bonheur d'un bref détour, par Saint-Maurice-de-Rémens. Un village comme les autres?DSCN7794 A première vue seulement. Car si l'on y flâne quelques instants, on peut encore croiser un drôle de garnement, naïf et malicieux comme le Gilles de Watteau. Ici, on le surnomme "Tonio". Mais dans la grande histoire des aventuriers et des écrivains, il s'appelle Antoine de Saint-Exupéry. C'est dans le château, au charme désuet, niché, juste un peu à l'écart de cette bourgade de l'Ain, entre Dombes et Bugey, étangs et collines, sortilèges et chemins creux, que le futur auteur de Terre des hommes passait ses vacances. C'est là qu'il inventait des ailes à sa bicyclette pour s'imaginer pilotant avant l'heure un aéroplane. C'est là qu'il découvrit en rêve, une nuit d'hiver pleine d'ombres dansant au-dessus du vieux poêle, le très universel personnage du Petit Prince. Et c'est peut-être à la verticale de ce lieu, frappé de féérie et de nostalgie, qu'il vint effectuer une ultime boucle aux commandes de son Lightning P35, juste avant de disparaître en mer le 31 juillet 1944. Vendredi dernier, à la veille de Noël, lors de notre halte devant la grille où les flocons jouaient à saute-mouton, c'est sûr, une petite voix suppliait, quelque part derrière l'un des carreaux de la vénérable demeure: "Dessine-moi un bonhomme de neige!" D.P.

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13 décembre 2010 1 13 /12 /décembre /2010 22:24

Gros coup de froid sur Grenoble en ce lundi de décembre. Deux disparitions ont été annoncées et c'est, en effet, tout le monde culturel - celui, en tout cas, qui a une vraie sensibilité et une bonne mémoire - qui a frissonné. Gabriel Monnet, d'abord. Le vétéran de la décentralisation qui laissa, en 1981, les commandes du Centre dramatique national des Alpes au tout jeune Georges Lavaudant, alors codirecteur, s'est éteint dimanche, à 89 ans, dans sa retraite du Gard. Cécil Guitart, ensuite. Tombée hier en fin d'après-midi, la nouvelle du décès subit, survenu dimanche également, de celui qui fut, entre autres, directeur des bibliothèques, conseiller pour le Livre et la Lecture, directeur régional des Affaires culturelles et président de l'association "Peuple et culture", a plongé dans la peine tous les fervents de l'Education populaire. A croire que "Gaby" (qui rêvait d'un théâtre "ouvert à tous") et Cécil (qui voulait Tutoyer le savoir, en participant à La Bataille de l'imaginaire, pour reprendre deux titres de ses ouvrages parus à La Pensée sauvage en 2007 et à L'Attribut en 2009) se sont donné le (dernier) mot pour partir ensemble. Sale temps pour la création. Sale temps pour l'audace et l'inventivité. D.P. 

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12 décembre 2010 7 12 /12 /décembre /2010 21:34

Ma-ri-i-ne est là-à-à... On connaît la rengaine. Mais là, ce n'est pas du Tino Rossi. Les paroles sont de la fille à son père. La musique de Jean-Marie soi-même. Vendredi soir à Lyon, la candidate à la tête du Front National - et plus si affinités - n'a, en effet, pas fait dans la demi-mesure. Elle a comparé "les prières des rues" des musulmans à l'Occupation allemande lors de la Seconde Guerre mondiale. Pas des propos en l'air. Pas une bévue. Non, une bonne grosse "provoc" dans l'extrême droite lignée du "point de détail" de son géniteur. Le but, on le connaît. La cadette doit ramener dans son giron toute une frange d'un électorat déconcerté par sa récente version light du parti frontiste. Effet réussi. Le porte-voix médiatique s'est, inévitablement, déployé. Et Jean-François Copé est allé jusqu'à prôner une relance du pourtant très piteux débat sur "l'identité nationale". On l'aura compris, l'UMP et le FN n'ont pas fini d'entonner les mêmes couplets. Et de mener danse commune. Chacun à son rythme, chacun à son pas. "Ma-ri-i-ne est là-à-à, reste enco-o-o-re dans leurs bras!". D.P.

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Texte Libre

Ces révolutions que

nous n'avons pas vu venir

   De retour à Bény, en ce bel hiver de givre, je relis cette carte postale que mon père garde, avec celles des étés précédents, sur le buffet de la cuisine. "Sous le ciel encore chaud de la Tunisie, nous pensons bien à toi. Ici, on ne se croirait pas à la veille de la Toussaint. À bientôt. On t'embrasse". Des mots tout simples, écrits comme toujours à la hâte, au moment de reprendre l'avion. 

   C'était à peine trois mois plus tôt. Du Cap Bon où nous faisions halte, nous avions effectué de cahotants trajets à travers le pays. Le Temple des eaux au pied du djebel Zaghouan. Le site romain de Dougga, pur poème de pierre, de vent et d'oliviers, où Abdallah, notre guide, nous avait imposé une visite pour le moins exhaustive. Les villages poussiéreux où la population s'ennuie sous les palmiers flétris. Les charrettes, les bourricots, les antiques mobylettes. La pauvreté, la dignité et, pensions-nous, la résignation.

     La résignation? Eh oui, même lorsqu'on est le témoin d'un régime sans ambiguïtés, il n'est pas toujours si simple de pressentir l'histoire en marche. Avec le recul, pourtant, il y avait eu des scènes éloquentes. Ces barrages de police un peu partout, justifiés alors par un enlèvement d'enfant. Ce jeune diplômé quêtant quelques dinars dans les majestueuses ruines de Thuburbo Majus et qui se cachait pour aborder les "nantis" que nous étions à ses yeux. Un feu couvait en lui, c'est sûr. Il n'aurait peut-être pas fallu grand-chose pour qu'il parle. Mais nous étions pressés, comme souvent.

     Et, disons-le aussi, la méfiance nous gagnait. Un soir, du côté de la cité viticole de Grombalia, un 4X4 aux vitres fumées avait rattrapé notre "Symbol" de location. Une impression se confirmait: nous étions suivis. Sans doute vaut-il mieux ne pas écrire "journaliste" à la rubrique "profession" sur les fiches de douanes à l'arrivée lorsque, quelques mois plus tôt, on a utilisé le mot "dictature" pour rendre compte de la dernière parodie de réélection présidentielle au palais de Carthage.

     Les touristes européens flânaient dans les souks. Les cornes de gazelles étaient sucrées, le vin gris de Mornag montait à la tête, octobre avait de superbes rousseurs de désert et la tiédeur des plages invitait à fermer à demi les yeux. Que voulez-vous, c'est comme ça: exportées sur place, les plus solides notions de droits de l'homme se dissolvent parfois dans le bleu de la mer...

     Pour notre part, nous aurions dû prêter davantage attention aux ardents regards noirs de toute une jeunesse rivés aux téléphones portables. La "génération Ben Ali dégage!" préparait, dans la retenue, le grand soir arabe. Le fantoche président de fer était encore omniprésent. Piètre sosie d'un acteur de série B aux cheveux teints, posant, la main sur le cœur à chaque coin de rue, dans chaque lieu public, à côté des pubs pour les biscuits "Tigato" et pour les firmes corrompues se partageant le gâteau.

     Et voilà. Maintenant nous sommes au début 2011. Dans l'odeur du jasmin et de la poudre, dans le bruit des youyous et des balles, la Tunisie a fait sa "Révolution Facebook". Bonheur de découvrir ces incroyables images à la télévision qui en rappellent d'autres. À Berlin non plus, nous n'avions rien vu venir en novembre 1989. Pas plus qu'à Bucarest le mois suivant. Pas plus qu'au Caire ces dernières semaines...

     Nous parlons de tout cela, ce soir, dans cette ferme de Bresse où, depuis plus de trois ans, mon père veille seul avec son chien et ses cartes postales. Celle-ci, un peu plus ancienne, a été postée de Louxor: "Le printemps égyptien est doux. De part et d'autre du Nil, des merveilles nous attendent. À bientôt. On t'embrasse". Tout à l'heure, il nous rappellera comment lui aussi a retrouvé un jour la liberté. C'était en janvier 1945. L'armée russe avançait. Les portes du stalag de Silésie où il venait de passer plus de cinq ans s'ouvraient. Il allait encore mettre plus de quatre mois pour traverser, à pied et la faim au ventre, un no man's land de charniers, de ruines et de spectres hagards.

     Mais ceci est une autre histoire, direz-vous. Bien sûr. N'empêche, la Liberté, d'où qu'elle vienne, d'où qu'elle revienne, est la même. Au Nord ou à l'Est hier. Au Sud aujourd'hui. Dans nos sursauts collectifs. Dans nos émois partagés. Par l'étroite fenêtre aussi, parfois, de nos petites perceptions occidentales. D.P.

(Cette chronique a été publiée

dans l'hebdomadaire "Voix de l'Ain",

n° 3433, semaine du 11 au 18 février 2011). 

  

La carte de la gloire,

le territoire de l'oubli

   Le triomphe de Michel Houellebecq nous réjouit. Nous fûmes suffisamment déçus par ses échecs au Goncourt en 1998, avec Les Particules élémentaires, et en 2005, avec La Possibilité d'une île, pour ne pas nous féliciter de sa victoire, lundi dernier, à la troisième "tentative". Et cela d'autant plus que La Carte et le territoire (Flammarion) est un roman, à la fois désenchanté et jubilatoire, qui s'inscrit à merveille dans l'air du temps de ce mois de novembre 2010 où, sous la résignation apparente, se profile une très énergique "extension du domaine de la lutte".
   Le lendemain du prix, nous écoutions l'"heureux"  lauréat, sur France Inter, exhorter les auditeurs à ne jamais baisser les bras. "Ne vous laissez pas emmerder, soyez libres!", clamait-il. Magnifique, Michel! comme dirait Drucker qui ne va sans doute pas tarder à programmer un"Vivement dimanche"  houellebecquien. Il faut dire que ce matin-là, le malicieux écrivain à la paupière lasse comme ses anoraks réussissait une sacrée performance. Il volait carrément la vedette au général de Gaulle dont on célébrait pourtant, un peu partout ailleurs, le quarantième anniversaire de la disparition. Et lorsque l'invité déclara un brin péremptoire: "On n'a pas de devoirs envers son pays, on est des individus, c'est tout!", on a bien cru entendre, en bruit de fond radiophonique, le héros de Colombey se retourner dans sa tombe, pour autant que sa gigantesque stature posthume le lui en laissait le loisir.
   Tant pis pour "l'homme du 18 juin", c'est celui du 8 novembre qui était ici à l'honneur! La gloire est ainsi faite. L'enthousiasme du moment peut balayer d'un insolent revers de manche de parka fripée la majestuosité d'un uniforme. Voilà bien à quoi nous songions en écoutant ce drôle de fan de Jean-Pierre Pernaud et de Julien Lepers nous rappeler que "la France est un hôtel, pas plus".
   Injustice? Affaire de circonstances, c'est tout, évitons les grands mots. D'ailleurs, s'il y en a un qui est déjà rompu aux fatals soubresauts de la renommée, c'est à l'évidence Michel Houellebecq lui-même. "C'est curieux comme les choses changent..." fait-il dire au père de son double, à la page 217 de son opus désormais ceint de la prestigieuse bande rouge. Oui, les choses changent vite et bien malin qui pourrait évaluer la durée du rayonnement de celui qui, il n'y a pas si longtemps encore, était conspué à l'unanimité, ou presque.
   Comment pouvait-on, dans un contexte analogue, ne pas penser, au moment de l'attribution du prix, à un lauréat précédent qui vient de disparaître dans une assez scandaleuse indifférence? Lorsqu'il fut sacré, en 1968, pour Les Fruits de l'hiver, lui aussi capta tous les regards. Lui aussi éclipsa momentanément de Gaulle, avant que la chienlit ne déferle. Lui aussi fit des déclarations brutes de décoffrage. Lui aussi pesta contre les travers de la société du moment. Lui aussi réhabilita l'âme des provinces et des bourgades. Lui aussi fut traité de populiste. Lui aussi aimait les chiens. Lui aussi lorgnait vers l'Irlande. Lui? Il s'appelait Bernard Clavel et il a signé plus de quatre-vingts ouvrages dévorés, loin des chapelles, sinon celles du Jura aux toits de pierre et de bois, par des millions de gens.
  Comprenons-nous bien: il ne s'agit pas de comparer les mérites respectifs du "dépressif" du Gâtinais et du bûcheron franc-comtois. Leurs oeuvres, pas plus que leurs démarches, leurs postures et leurs convictions - quoi que... - n'offrent de vraies similitudes. Qu'on nous permette simplement d'y mieux mesurer, parfois jusqu'au vertige, l'indécent grand écart auquel sont soumises, au fil des ans, ces notions floues que sont, en art, le goût et la reconnaissance, l'emballement et la postérité, le lâchage et la fidélité.
   Allez, terminons par une hypothèse. Et si, un de ces quatre, Michel Houellebecq rédigeait un vibrant éloge de Bernard Clavel? Dans La Carte et le territoire, il rend bien un hommage aussi inattendu sous sa plume que mérité pour l'intéressé, à un autre laissé-pour-compte de l'ingrat monde des Lettres: Jean-Louis Curtis (1917-1995). Curtis avait lui aussi obtenu le Goncourt. C'était en 1947 pour Les Forêts de la nuit. Ces forêts où il rôde aujourd'hui, si loin des splendeurs de chez Drouant, avec Clavel et tant d'autres, avant que l'histoire littéraire ne rende son jugement dernier. Au minimum dans un siècle ou deux, "particules élémentaires" comprises. D.P.
(Cette chronique a été publiée,

dans une version légèrement modifiée,

dans l'hebdomadaire "Voix du Jura",

n° 3452, semaine du 20 au 26 janvier 2011). 

 

Ferrat, Chabrol:

l'émotion consolatrice
   Drôles d'hommages, quand on y pense. Il y a quelques mois, la France, larme printanière à l'oeil et lyrisme aragonien aux lèvres, n'en finissait plus de saluer Jean Ferrat. La télévision nationale, on s'en souvient, n'hésita pas à retransmettre en direct les obsèques de l'"échappé"  ardéchois, un peu à la façon d'une étape de la "Grande boucle" dans un col cévenol. Et les foules bigarrées ne cessent, depuis, de se bousculer dans l'étroit cimetière basaltique, lors d'un fervent ballet qui ne manquerait pas d'agacer le discret compagnon des petites routes et des pensées rebelles.
   C'était en mars dernier, entre les deux tours d'une élection que les "bonnes gens"  boudèrent en une obstination inversement proportionnelle à celle qu'ils insufflèrent dans leur "au revoir" au chantre de La Montagne. Et voici donc qu'un semestre plus tard disparaît Claude Chabrol, sous un concert de louanges et face une émotion, certes pas tout à fait de la dimension de la précédente, mais néanmoins étonnante par son impact à la fois médiatique et intimiste.
   Holà, que se passe-t-il donc pour qu'un pays peu réputé pour aimer ses artistes - c'est un euphémisme - manifeste ainsi, coup sur coup, sa sympathie et son chagrin? Un tel engouement se justifie évidemment, au-delà de la force des couplets ou des films des deux créateurs, par la somme d'admiration et de proximité qu'ils inspiraient, chacun de son côté. Le premier par son insolente tendresse et ses engagements jamais feints. Le second par son observation espiègle et grinçante de la société. Mais sans doute faut-il voir également, dans ces effets conjugués de complicité populaire, des éléments d'ordre plus circonstantiels. L'interprète de Ma Môme et le cinéaste du Boucher, dans des registres répétons-le fort différents, n'en incarnaient pas moins l'un et l'autre, y compris sans doute jusque dans les propres limites de certaines de leurs oeuvres, une honnêteté, un goût du travail bien fait, un attachement à la mémoire et un indéfectible respect des individus. Autant de valeurs, faut-il le rappeler, qui font particulièrement défaut en une époque de cynisme roi, de politique dévoyée, de chasse aux minorités ethniques, de charters vrombissant d'indécence sur le tarmac glissant des campagnes électorales...
   Impossible de réécouter une chanson de Ferrat ou de se "repasser" un film de Chabrol sans s'imprégner des bénéfiques célébrations de la patience, de la malice, de la tolérance et de la liberté. Et puis, avons-le, nous ressentions une vraie consolation à les voir l'un et l'autre, moustache frémissante ou pipe en bouche, parler soupes d'autrefois, vins de terroir et pourfendre en se marrant "les cons qui n'arrêtent pas de voler et les autres de les regarder", cela en une époque où la fumée conviviale, le verre entre amis et l'humour décapant tombent sous le coup de la loi, alors que la "bêtise d'Etat" entache le pays du droit de Roms. 
   Entre "ombre faite humaine" et "oeil de Vichy", entre "amour cerise"  et adultères provinciales, Jean Ferrat et Claude Chabrol étaient tous deux, à leur manière, d'Antraigues à Sardent, d'éloquents refrains en travellings suggestifs, inscrits à l'inventaire de nos monuments historiques familiers. Continuons à nous précipiter pour la visite en groupes de leurs battements de coeur, de leurs ricanements, de leurs univers, de leur exemplarité. Alléluia et Moteur! D.P.

   

 La rentrée littéraire,

quelle vacherie!
 Elle est retrouvée. Quoi? La rentrée littéraire qui n'a, avouons-le, pas grand'chose à voir avec l'éternité rimbaldienne. Les libraires transpirent. Les attachées de presse s'enfièvrent. Les chroniqueurs frottent leurs lunettes et affûtent leur sens critique. Un peu partout on compte, on compare, on spécule. Au juste, 701 romans, dont 497 français, ça fait combien de plus, de moins ou de pile poil pareil que l'année dernière qui, elle-même, etc. Drôle de phénomène bien de chez nous que cette espèce de foire d'automne où l'on remplace les bestiaux par des bouquins et les viriles clameurs des enchères par des maquignonnages autour des prix. Palpez un peu cette Nothomb, vous m'en direz des nouvelles. Et le dernier fleuron de la race Houellebecq, visez-moi cette encolure. 
   S'il y en a une qui ne risque pas de s'offusquer de la métaphore bovine, c'est bien Claudie Gallay. La petite femme aux yeux bleu pervenche, propulsée directement de ses terreuses origines nord-iséroises aux "déferlantes" du succès, a écrit son nouvel opus, L'Amour est une île, (Actes Sud), dans sa bergerie du Charolais. Avec des broutards crème meuglant sous sa fenêtre. Avec un ciel pluvieux comme vache qui pisse. La-bas, du côté de La Clayette et de Semur, il y a les prés sans Saint-Germain. Et les éleveurs, qui tordent leurs casquettes à l'heure d'écorner leurs troupeaux, se fichent de l'embouche romanesque comme de la première litière de leur stabulation.
   Ils ne dévoreront ni Despentes, ni Forest, ni Volodine. Ni Linda Lê, ni Adam, ni Claudel. Et encore moins Breat Easton Ellis et J.M. Cootzee. Pas le temps. Propos un brin savants. Bref, un monde qui n'est pas le leur. Claudie, ce n'est pas pareil. Elle est presque d'ici. Elle cause comme l'ultime épicière du coin qui fait dépôt de pain et de journaux. Pas mince, le compliment.
    Cette fois-ci, c'est vrai, elle s'est embarquée du côté du festival d'Avignon l'année de la grève des intermittents. Evidemment, on s'en fiche un peu sur les rives de la Grosne, de la Guye ou du Grison. Mais sûr, la prochaine fois, elle parlera des gens du cru. A commencer, peut-être, par les habitants de Saint-Ythaire. Saint-Ythaire, c'est entre Bonnay et Curtil-sous-Burnand. 122 âmes en colère contre le projet d'implantation de cinq éoliennes. Un super sujet pour l'écrivain qu'on a même aperçue l'autre soir au "Vingt heures" de TF1.
    Les révoltés de Saint-Ythaire? A moins que ce ne soient les Don Quichotte de Bény. Bény, c'est au coeur de la Bresse, de l'autre côté de la Saône. Là, c'est contre la future Ligne à grande vitesse qu'on se mobilise à coups de calicots et de banderoles accrochés aux barrières des fermes et des villas avec, parfois, des slogans en patois: "LGV, to ka t'nallo!" ("LGV, tu n'as qu'à t'en aller"!).
   Des hélices géantes bientôt essaimées dans le paysage si cher jadis aux abbés de Cluny ou des trains fous écrasant prochainement l'AOC des célèbres volailles aux pattes bleues. Fichue alternative, quand on y pense. D'autant plus que, dans ce décor de pseudo-polar rural, on ne discerne pas la moindre librairie à l'horizon. Alors, dites, où c'est qu'on va les trouver, à Saint-Ythaire, à Bény ou ailleurs, les 701 titres annoncés? Houellebecq a raison: il convient de revoir de toute urgence "La carte et le territoire". Ah! quelle vacherie, par ici, la rentrée littéraire. (Fin août 2010). D.P.

 

Quelques nouvelles de par ici
 
 
    Je vais vous donner un peu des nouvelles de par ici. C'est où par ici? C'est chez moi. Enfin, je veux dire pas loin. A la rigueur juste à côté. Le décor, vous le connaissez. Il y a un village avec son clocher vaguement roman. Le presbytère transformé en gîte rural. L'épicerie où l'on vend des caramels pour les gosses et des asticots pour la pêche. Le calme règne jusqu'au milieu de l'après-midi. C'est à ce moment-là que les tracteurs ramènent les voitures de foin dans les fermes. Les travaux agricoles, cette année, quelle galère: on est passé directement de l'hiver du mois de mai à la canicule du solstice! Vers dix-huit heures, dix-huit heure trente, les gosses font des pirouettes à bécane et les ados, sur la placette, gloussent dans leurs téléphones portables sans jamais déclarer forfait. Ensuite, le boulodrome de fortune prend  doucement des allures de petit G20 provincial.
    Imperturbable, l'employé municipal arrose les fleurs. Ou ce qu'il en reste. Le week-end dernier, des dadais en goguette ont piétiné les terre-pleins. "Saloperie de désoeuvrés!" maugrée Jean en lisant l'entrefilet dans la chronique locale. Jean, c'est le facteur. Après sa tournée, il aime bien prendre un verre. Le seul café qui n'a pas encore baissé rideau aligne trois tables sur le trottoir. Les autres troquets ont tous fermé. Trop de travaux pour se mettre aux normes. En sirotant son panaché, le préposé s'attarde sur le journal du coin. Les décès, les mariages, les naissances, les accidents... Il lit aussi le billet, en haut à gauche de la page 2. Il y a même la photo du chroniqueur qui tient un bouquin dans ses mains. En regardant de près, on découvre le titre et l'auteur. C'est Après beaucoup d'années de Philippe Jaccottet.
    Jaccottet est un immense poète qui vit dans les parages. Mais personne ne le connaît vraiment. Jean s'en fiche. Lui, ce qu'il recherche dans son canard, ce sont les infos pratiques. Ou les échos du conseil municipal. L'annonce des fêtes d'été. Les vide-greniers des alentours. Mais à la Une, il y a cette photo. Un ministre et sa femme "dans la tourmente". Eric et Florence Woerth, ils s'appellent. Pierrot, le patron du café, qui vient faire un brin de causette à Jean, prononce ce nom à sa façon. Il dit "Voerte" et ça sonne un peu comme un hommage aux absinthes verlainiennes d'autrefois. "Tous pareils, hein, y'en a pas un pour racheter l'autre!". Jean, le regard rivé aux résultats du "Mondial" de foot et au classement général du Tour de France, ne répond rien. Ou alors il fait "hum hum" et bien malin qui pourrait comprendre si c'est une approbation ou l'inverse. 
  Rien ne bouge, ou presque. Il y a juste un soupçon d'électricité dans l'air. La grêle est annoncée pour le soir mais, c'est bien connu, "à la météo, ils se trompent tout le temps...". N'empêche, il faut hâter la fenaison. Demain à l'aube, les fourches hydrauliques des colossaux Renault ou John Deere payés à crédit planteront leurs dents dans ces rouleaux herbeux qui, au mitan des parcelles de la PAC, ressemblent aux chignons lavande des aïeules de ce "pays". Ce "pays" qui pleure et qui rit, qui meurt et qui vit. Ce "pays" qui attend les touristes. Ce "pays" en jachère où, dans les villas des lotissements en extension, Internet remplace désormais l'épicier qui faisait jadis sa tournée en klaxonnant à travers des hameaux pleins de vieux taiseux et de chiens tout en gueule. 
  Voilà, ça se passe par ici un jour brûlant de juillet. Plus tard, peut-être, je vous donnerai des nouvelles de par là-bas. C'est où par là-bas? C'est du côté de par ici. Si jamais, un de ces quatre, vous avez l'occasion, arrêtez vous quelques instants, on parlera un peu de Jaccottet. "Faites passer, disait la terre elle-même, ce matin-là, de sa voix qui n'en est pas une. Mais quoi encore? Quelle consigne?" (Juillet 2010). D.P.
 

    

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